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l’être s’efforce de conserver ? Où est, dans tout cela, le moteur primitif, le primum movens ? La sélection extérieure présuppose évidemment un ressort interne, nécessité ou spontanéité, qui produit, avec la vie, l’élan vers une vie supérieure, l’élan de l’évolution.

Un biologiste allemand, mort trop jeune, M. Rolph, a essayé de déterminer le ressort concret et même mécanique de l’évolution universelle pour compléter la théorie de Darwin. Toute matière organisée croit par diffusion, c’est-à-dire en absorbant et en appropriant, pour sa croissance, les matériaux nécessaires à la vie. La diffusion est une série de mouvemens où l’endosmose, qui absorbe les élémens favorables, l’emporte sur l’exosmose, et cette diffusion est un effet mécanique. Ces divers modes de fonctionnement mécanique, dans la substance organisée, expliquent en premier lieu tous les phénomènes de nutrition : se nourrir, c’est évidemment absorber et s’assimiler. Ils expliquent, en second lieu, tous les phénomènes de division et de multiplication des cellules, par conséquent l’accroissement de l’être au-delà des limites de la cellule individuelle et primordiale. Enfin ils expliquent les phénomènes de la reproduction, car la reproduction n’est, en définitive, qu’un mode, soit de division des cellules, soit de nutrition. Maintenant, selon M. Rolph, il n’y a point de limites au mouvement d’assimilation par endosmose. Chaque cellule, et par conséquent chaque organisme, à la propriété de l’insatiabilité. Nous pouvons donc parler d’une « faim mécanique » comme cause de toutes les actions des organismes vivans. En correspondance avec cette faim mécanique se montre, à un certain stade de l’évolution[1], ce que M. Rolph appelle la « faim psychique, » qui se fait d’abord sentir essentiellement comme peine. Le plaisir n’est « qu’un phénomène secondaire et dérivé. » De là il résulte que la peine est le ressort de l’univers.

Dans cette intéressante tentative d’explication, on reconnaît la doctrine qui fait le fond de la morale pessimiste et de la morale égoïste, du système de la « désespérance » et du système de « l’apathie. » En effet, si l’unique moteur de l’activité est la peine, il faut ou se résoudre à ne plus agir et à ne plus vivre, ou se résoudre à agir et à vivre uniquement avec la moindre peine possible : la première solution est le nirvana des esprits mystiques, la seconde est l’épicurisme égoïste des esprits « pratiques. »

La théorie de la peine comme moteur unique de la volonté est intimement liée à la doctrine qui admet que le plaisir a pour essence, ou tout au moins pour condition nécessaire, la suppression de la peine. Déjà Leibniz avait parlé de ces « petites douleurs » imperceptibles et infinitésimales qui, par leur suppression, nous

  1. Pourquoi pas dès le début ?