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rayons verts des champs et des bois. Il est d’ailleurs impossible de se rendre compte, jusque dans les détails, de nos plaisirs sensitifs, pas plus que de nos plaisirs esthétiques. Tout ce qu’on peut dire, d’une manière générale, c’est que la forme ou la qualité de l’excitation doit être mise en ligne de compte, non pas seulement sa quantité pure, car l’action doit toujours se trouver en rapport avec la forme même des organes, produit de la sélection naturelle. Notre activité n’est ni solitaire, ni indépendante et absolue. Nous ne pouvons agir et lutter pour la vie que dans un milieu qui est lui-même actif et en lutte incessante ; nous ne pouvons agir qu’en harmonie ou en conflit avec les forces extérieures, qui sont nos auxiliaires ou nos ennemis ; s’il y a concours, « synergie, » il y a plaisir, puisque notre force s’augmente alors par le concours même des autres forces. S’il y a conflit, manque d’adaptation aux conditions d’existence, il y a pour nous conscience d’une diminution de notre énergie, employée à vaincre les résistances, comme une machine imparfaite qui perd sa force dans des frottemens. L’ordre et l’harmonie sont donc encore des moyens de conserver et d’augmenter la force.

Si nous examinons le sens vers lequel se dirigent, en dernière analyse, les mouvemens continuels dont l’organisme est le siège, nous voyons que les uns tendent à la conservation de la substance, les autres à sa destruction ; par conséquent, les uns tendent à la vie, les autres à la mort. La vie, a-t-on dit, est l’ensemble des forces qui résistent à la mort : la lutte pour vivre est continuelle. Le plaisir est la victoire, la douleur est la défaite ; le plaisir est la vie, la douleur est la mort. Toute souffrance est une mort partielle qui s’accomplit dans quelque organe, dans quelque fonction. Pourquoi les ténèbres sont-elles liées à un sentiment de tristesse ? C’est qu’elles sont pour nous un aveuglement momentané, une suppression de la vue avec la lumière même, une mort de la vue. Dans les sons dissonans, la perception même des sons tend à être détruite, car, par suite des battemens et des interférences, les tons se supplantent, se repoussent, s’arrêtent ; le sentiment de supplantation et d’arrêt se traduit, ici encore, en déplaisir, comme la supplantation des rayons lumineux dans le noir. En un mot, tout ce qui tend à arrêter et à anéantir une fonction des sens produit gêne ou peine. Il en est de même pour les fonctions de la pensée, fut-ce la simple attention et « aperception » : ce que nous pouvons difficilement apercevoir, ce qui est trop grand ou trop petit, trop confus ou trop indistinct, ce qui arrête le regard de la pensée et tend à supprimer la pensée même, produit un commencement de déplaisir. Pourquoi le sentiment du sublime est-il, comme l’a montré Kant, un mélange de joie et de tristesse ? C’est que, devant