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une telle rapidité que force serait aux grands propriétaires ruraux de se dessaisir le plus tôt possible d’une partie de leurs biens pour ne pas succomber sous les charges du fisc. C’est là, d’après lui, le seul moyen d’arriver à replacer entre toutes les mains le sol qui a fini par se concentrer dans quelques-unes, par devenir l’apanage d’une caste de privilégiés, et de le faire servir, selon le vœu de la nature, à « l’entretien du genre humain. » Nous n’avons pas, pour le moment, à apprécier ces doctrines. Nous ferons seulement remarquer combien elles se rapprochent de celles dont M. George s’est constitué l’avocat.

Si, comme on vient de le voir, le prophète de San-Francisco n’a pas en trop à se plaindre de la bourgeoisie des États-Unis, cependant son vrai triomphe ne pouvait être là et il l’a trouvé au milieu des ouvriers. Il ne s’était malheureusement pas trompé en affirmant qu’il se cache de grandes et sombres infortunes dans les brillantes métropoles du Nouveau-Monde, ainsi que dans les agglomérations industrielles, si nombreuses, si entassées et si exposées à des crises redoutables. On en savait certes quelque chose au moment où Progrès et Pauvreté fit son apparition.

On n’a pas oublié les mémorables grèves des employés de chemins de fer, qui, au mois de juillet 1877, éclatèrent dans la région la plus riche et la plus populeuse des États-Unis et répandirent l’émeute comme une traînée de poudre à Baltimore, à Pittsburg, dans l’Ohio, à Chicago, à New-York. On sait que le sang coula, que des dégâts qui se chiffrent par des sommes énormes furent commis, que le trafic demeura interrompu pendant plusieurs jours sur les principaux réseaux de voies ferrées. C’est alors que le général Sherman, mandé à Washington par le chef du pouvoir, crut devoir recommander une augmentation considérable de l’effectif de l’armée, comme le seul moyen de conjurer le retour de semblables calamités. La grande masse des ouvriers avait été entraînée à prendre parti dans cette guerre d’intérêts qui se termina, on s’en souvient peut-être, au profit des patrons. Or, c’est à deux ans de là que M. George fit entendre sa voix et lança le catéchisme du nouveau socialisme agraire.

Un tel livre, venant à un tel moment, était de nature à produire une vive commotion dans des esprits qui n’avaient pas tout oublié et qui n’étaient qu’à moitié rassurés sur l’avenir. Il ne faudrait pas cependant exagérer les choses. Les ouvriers américains éprouvaient sans doute une satisfaction marquée en voyant un écrivain en vue prendre leur défense et dresser contre les riches, les heureux de ce monde, les hommes qui leur commandent et qui bénéficient de leur travail, un vigoureux et saisissant réquisitoire. Mais quant à accepter sa solution du problème de la misère, quant à croire que