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la suite, fût déclarée appartenir au trésor public. M. George ne s’accommode pas de ce demi-socialisme, qui a le tort grave, selon lui, d’être trop compliqué et de manquer de netteté. Il ne s’en sert que pour s’élever plus haut ; il le développe, et il arrive à la découverte qui lui est propre et que nous connaissons déjà en gros.

La doctrine fondamentale sur laquelle il assied son système de réorganisation sociale est communément désignée, de l’autre côté de la Manche et de l’Atlantique, sous les noms de théorie de la suppression de la rente foncière (no rent theory) et de retour de la terre à la nation, ou « nationalisation » de la terre (nationalisation of land) ; elle a été exposée, avec une grande puissance de talent, dans un ouvrage paru huit ans après la brochure sur les affaires californiennes. Ce livre est intitulé : Progrès et Pauvreté (Progress and Poverty).

Si nous n’avions affaire qu’à un écrit composé d’une manière superficielle, sans connaissance des questions abordées, sans force d’observation, et n’offrant qu’une suite de brillantes déclamations rhétoriciennes, ce ne serait pas assez de la hardiesse des thèses socialistes qui y sont énoncées pour nous décider à nous y arrêter. Mais tel n’est pas le cas. Nous l’avons déjà dit, M. George a fait sensation ; il a été l’auteur d’un mouvement d’opinion plus étendu peut-être que profond, mais incontestablement considérable. Or, Progrès et Pauvreté est son ouvrage capital, celui qui résume le mieux l’ensemble de ses vues, et la vogue qu’il a obtenue au milieu des populations de langue anglaise, tant dans le nouveau que dans l’Ancien-Monde, ne permet pas de l’ignorer et de le tenir pour nul et non avenu. Il y a quelque temps déjà que l’on parlait de plus de cent éditions de tout format et de tout prix, écoulées aux États-Unis, et de la moitié environ de cette vente pour l’Angleterre seule. Il a été traduit dans la plupart des langues modernes de première importance (pas en français cependant).

M. Emile de Laveleye faisait, dans un ouvrage récent, cette remarque fort juste, que ce qui distingue les principaux avocats de la révolution sociale, à notre époque, de leurs aînés, c’est qu’ils se servent, pour combattre les théories des grands économistes, d’armes qu’ils ont été prendre dans l’arsenal même de leurs puissans adversaires. Ils savent d’avance les objections qu’on pourra leur faire, ils disent pourquoi ils se séparent de penseurs dont l’autorité a été généralement reconnue et avec lesquels c’est à peine si l’on a osé jusqu’ici discuter : un Adam Smith, un Jean-Baptiste Say, un Frédéric Bastiat ; ils ont tout prévu et ils ont réponse à tout. Sous ce rapport, Progrès et Pauvreté donne une idée particulièrement avantageuse de la nouvelle littérature socialiste.