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depuis dix ans de sa colère, et Achille dit à Ulysse : « Ne me console pas de la mort. J’aimerais mieux cultiver la terre au service de quelque pauvre laboureur que de régner ici sur les ombres. » Lorsque Circé conseille à Ulysse de descendre aux enfers : « Perséphone, dit-elle, accorde au seul Tirésias de garder l’intelligence et le souvenir ; les autres morts ne sont à côté de lui que des ombres muettes. » Encore faut-il que le devin, pour qu’il puisse entendre et répondre, boive le sang des victimes qu’Ulysse immolera. Eschyle est bien voisin d’Homère par le génie, il l’est aussi par ce qu’il croit de l’autre vie. Lorsque Darius, que le poète a fait sortir du tombeau, y rentre, c’est en disant aux vieillards de la Perse : « Quels que soient les maux qui vous accablent sur la terre, livrez-vous chaque jour à la joie, car on n’emporte pas sa fortune chez les morts. » Et Sappho : « Il ne restera de toi nul souvenir, écrit-elle contre une rivale, car tu n’as pas cueilli les roses des Muses et tu descendras ignorée dans les demeures d’Hadès, auprès des morts aveugles. » Le dieu de la mort, Θάνατος (Thanatos), est frère du Sommeil et se confond avec lui.

Longtemps les Grecs pensèrent comme le fils de Pelée ; sans compter ceux qui croyaient qu’après la mort il ne subsistait qu’un peu de cendre. Même dans Eschyle, on lira : « Les morts ne sont capables ni de joie ni de douleur ; c’est donc s’abuser étrangement que prétendre leur faire du bien ou du mal, » et Euripide : « Les morts sont insensibles. »

Il ne faut pas demander beaucoup de logique à l’imagination populaire ; elle se plaît aux contradictions. Parallèlement aux croyances attristées qui viennent d’être rappelées, d’autres, plus riantes, s’étaient établies. Hésiode faisait arriver les morts aux extrémités de l’Occident, dans les îles Fortunées, qu’éclairaient, non pas les lueurs blafardes du séjour sombre, mais un vivant soleil.

C’était un bien long voyage. Le peuple, qui tenait à garder ses morts près de lui, organisa pour eux un culte qui fut la seconde religion de la Grèce.

Il y avait deux sortes de morts, selon que les rites funèbres avaient été pour eux accomplis ou négligés. Ceux qui avaient péri dans un naufrage ou que le vainqueur abandonnait aux chiens et aux vautours, le criminel, le traître dont le cadavre avait été jeté hors des frontières, les morts enfin qui n’avaient pas reçu ou à qui leurs proches ne continuaient pas les honneurs funéraires, erraient sans fin, comme les âmes qu’entraîne dans le purgatoire de Dante un tourbillon perpétuel ; ou bien, irrités et rendus méchans par le malheur, ils envoyaient la maladie dans les familles, la stérilité dans le pays et l’épouvante parmi les vivans, lorsqu’ils remplissaient la nuit de cris