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elle-même par l’épanouissement continu de la vie qui, cependant, pour elle aussi, ne se fait qu’à la condition de la mort.

La fatalité est donc au fond des croyances de la Grèce, telles que nous les offrent les poèmes d’Homère et les drames d’Eschyle, où elle est partout. Lorsque Clytemnestre vient d’abattre d’un coup de hache Agamemnon et la captive troyenne, Cassandre, « qui ; comme le cygne, a chanté le chant plaintif de sa mort, » elle dit au chœur des vieillards d’Argos : « Ce n’est pas moi qui les ai tués, et ne m’appelle pas la femme d’Agamemnon. Accuse le Génie trois fois terrible de cette race. C’est lui qui a pris ma forme, lui l’antique et cruel vengeur du festin d’Atrée… Allez, vieillards, rentrez dans vos demeures ; le Destin commandait ; il fallait que ce qui a été fait fut accompli. »

« Lorsque Crésus, dit Hérodote, fit déposer sur le seuil du temple de Delphes ses chaînes de captif, pour reprocher sa défaite au dieu qui lui avait promis la victoire, l’oracle répondit : « Il est impossible, même à un dieu, d’écarter le sort marqué par le Destin ; Crésus est puni pour le crime de son cinquième ancêtre, Gygès, qui tua le roi Candaule. Le dieu aurait voulu que le châtiment tombât sur le fils de Crésus ; le Destin ne l’a pas permis. Du moins Apollon a-t-il retardé de trois ans la captivité du roi. » Quand les Lydiens eurent rapporté ces paroles à Crésus, il reconnut que lui seul était coupable et non le dieu. » Sophocle expliquera de même par une ancienne faute les malheurs d’Œdipe, ce qui donnera au Destin un caractère moral, tout au moins d’une moralité qui s’accordait avec les idées religieuses des Grecs.

La nécessité est une abstraction ; les Grecs du premier âge ne pouvaient se contenter de ce dieu sans forme et sans nom ; ils lui donnèrent des ministres : les Parques qui tissent la trame de l’existence, avec les événemens irrésistibles dont cette existence sera remplie, puis coupent le fil au moment marqué par le Destin, et les Erinnyes « à la mémoire fidèle » qui, « filles lugubres de la nuit » punissaient toutes les fautes que n’atteignent pas les lois civiles : elles étaient le remords qui déchirait le cœur du coupable. « À leur approche, la gloire des hommes, celle même qui s’élevait resplendissante jusqu’aux deux, tombe à terre et s’anéantit. » Pourtant ces déités redoutables qui jettent la terreur dans les âmes sont respectées. Gardiennes de l’ordre naturel des choses, elles ne frappent que ceux qui transgressent la loi, la justice ; « Les Parques, dit Jason, ont en horreur ceux qui brisent par l’inimitié les liens de la famille ; » et l’on ne s’étonnera pas de voir dans Eschyle les Erinnyes changées en Euménides, les Furies devenues les déesses vénérables et bienfaisantes.