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déjà tant de peine à s’élever, ces facteurs dangereux la ramènent sans cesse à ce que la réalité a de moins poétique. L’importance de ce mouvement n’a pas été appréciée jusqu’ici dans les histoires générales de l’art. Et cependant, ouvrez les ouvrages de M. Champfleury, de Flœgel ou de Wright, quelle multiplicité de motifs ! les uns, simplement comiques, les autres agressifs et haineux, depuis les personnages grimaçans sculptés à la retombée des voûtes, depuis les réminiscences du cycle de Renart jusqu’aux cyniques attaques dirigées contre le clergé par le fameux graveur anonyme, le maître E.-S., ou maître de 1466, jusqu’à l’épopée satirique par excellence, la Danse macabre, qui déroule partout, sur les murs des cimetières, des cloîtres et des hôtels de ville, aussi bien que sur les pages des livres d’heures, son hideux et funèbre cortège ! Tout, on le voit, contribuait à paralyser l’essor de l’art flamand et à lui faire perdre les avantages que lui avait assurés le génie d’un Sluter et d’un Jean Van Eyck.


V

En Italie, le réalisme a également en ses énergumènes. Plus d’un maître, et parmi les plus grands, a substitué des expériences de laboratoire et même d’amphithéâtre, non-seulement à l’inspiration poétique, mais encore à l’interprétation normale du sujet. De fort bonne heure (et nous ne songeons d’ailleurs pas à nous en plaindre), la peinture ethnographique tenta quelques artistes supérieurs. Giotto représenta avec une précision extraordinaire des Mongols et des Nubiens ; Piero della Francesca des Tartares, aux pommettes saillantes, et des Arméniens ; Mantegna des Moresques, de même que les Van Eyck avaient donné place, dans l’Adoration de l’Agneau mystique, à un Arabe lippu, et que leurs successeurs peuplèrent leurs tableaux de ces Turcs si redoutés depuis la prise de Constantinople. Ce qui est plus grave, c’est le parti-pris de laideur dans la représentation des personnages sacrés, et, à cet égard, les Christs, voire les Madones de Donatello ou de Mantegna, ne le cèdent souvent pas à ceux de leurs confrères flamands. Mais ce ne sont là que des accidens. Chez la grande majorité des artistes italiens, une sorte de distinction native s’oppose à la représentation de tout ce qui est vulgaire ou laid ; les leçons de l’antiquité et la vue assidue de types qui n’ont pas cessé d’être les plus parfaits de l’univers font le reste ; peu à peu, chaque école élabore et perfectionne son canon de la figure humaine. Le culte de la forme harmonieuse est si puissant qu’il perce même chez ceux des Italiens qui passent pour les sectateurs les plus ardens des Flamands. J’ai sous les yeux la photographie de deux Christs bénissant, si semblables par leur