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les barbes, — c’est peut-être le seul point où l’imagination de l’artiste se soit donné carrière, car, de son temps, cet appendice était encore moins en honneur de ce côté-ci des Alpes que de l’autre, — et vous aurez une réunion de bourgeois de Louvain, conversant tranquillement autour d’une table d’ailleurs assez pauvrement servie. Nous sommes dans une salle éclairée par trois fenêtres en ogive et supportée par des arcades également en ogive ; des poutrelles découvertes servent de plafond, disposition qui se retrouve, par une singulière coïncidence, dans la Cène par excellence, celle que Léonard de Vinci peignit au fond du Cenacolo de Sainte-Marie-des-Grâces. Au mur sont accrochés les portraits de deux personnages affrontés, représentés à mi-corps. Deux serviteurs, en manteaux garnis de fourrure, se tiennent près des convives. Ceux-ci ont les physionomies les plus souffreteuses et les plus pauvres qui se puissent imaginer. Seuls saint Pierre et saint Jean, assis aux côtés du Christ, ont conservé le type traditionnel. Quant au Christ lui-même, bénissant l’hostie, c’est la face simiesque, au front bossue, aux yeux petits, presque clignotans, au nez mince et atrophié, à la lèvre supérieure démesurément haute et droite, à la bouche comme rongée, à la moustache et à la barbe clairsemées, dont l’art flamand fit son idéal de prédilection. Les disciples ont la même laideur, — elle éclate surtout dans ceux qui se montrent de profil, — et la même expression soucieuse, maussade. Par une de ces contradictions auxquelles, je le répète, les réalistes de profession échappent moins que n’importe lesquels d’entre leurs confrères, un des apôtres a les pieds nus et la tête recouverte d’un bonnet. Ils portent tous d’ailleurs une sorte de toge d’un arrangement bizarre.

Nous avons jugé la composition au point de vue de la poésie et nous avons été forcé de nous montrer sévère. Mais attachons-nous à la vigueur du coloris, au rendu des physionomies, des mains, aux jeux de lumière, et la Cène nous paraîtra une merveille, une vision impeccable de la réalité. D’autres ont su évoquer des sentimens plus nobles, peu ont réussi à fixer sur le panneau avec une telle sûreté une parcelle de ce trésor enviable entre tous qui s’appelle la vie.

On a beau être un réaliste acharné, sans une certaine flamme, on ne s’avise jamais de tout. Prenons le Martyre de saint Hippolyte, de Bouts, à la cathédrale de Bruges. Comme observation des gestes, comme énergie des expressions, comme chaleur du coloris, cette petite composition est excellente. Mais si l’on considère les proportions relatives des figures et l’effet de perspective, que d’erreurs capitales ! Les bourreaux sont deux fois plus grands que les chevaux, dont ils pressent les flancs pour leur faire écarteler le patient,