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il était excellent scholar, et presque aussi versé dans la connaissance de l’antiquité que dans les moindres finesses et les moindres délicatesses des langues classiques. Il avait beaucoup voyagé ou seul, ou avec sa mère, et parlait la plupart des langues modernes avec une facilité merveilleuse et l’accent le plus pur. Propre à tout, il avait traversé avec éclat les examens de l’École polytechnique, sans entrer définitivement dans l’école même. Éclairé, fier et généreux comme sa mère, il en subissait la disgrâce, et il en épousait les espérances avec joie et avec orgueil. Mais ce qui le distinguait au plus haut degré, ce qui faisait de lui un homme à part, c’était l’aptitude singulière à faire passer dans l’exécution, dans la pratique, les idées spéculatives des rares esprits qui se pressaient autour de sa mère. Il était, il fut toute sa vie matter of fact man, comme on dit en Angleterre. Si sa jeunesse, son origine étrangère, l’uniforme suédois qu’il portait encore, ne lui eussent pas interdit, en France, l’accès des fonctions publiques, si la mort ne l’eût pas enlevé trop tôt, je suis convaincu qu’il aurait figuré au premier rang parmi les hommes de notre temps.

Je ne dirai rien de sa sœur ; il m’en coûterait trop de recourir, pour exprimer ma pensée, à des termes qui paraîtraient exagérés, tout en restant bien au-dessous de la vérité. Ceux qui l’ont connue intimement me comprendront ; quoi que je dise, les autres ne me comprendraient pas.

J’ai peu connu M. Rocca. Au moment où Mme de Staël revint en France, il était atteint d’une maladie mortelle qui le condamnait à la retraite et au silence absolu. On ne le voyait que de loin en loin. Dans le très petit nombre de paroles que j’ai recueillies de lui, il m’a laissé l’idée d’un esprit original, brusque et naïf, qui devait avoir quelque chose de singulièrement piquant. J’ai beaucoup connu, en revanche, Wilhelm Schlegel, et j’aurai souvent occasion d’en parler. Je laisserai venir l’occasion et me bornerai, en ce moment, à dire qu’il m’accueillit, comme le reste de la maison, avec beaucoup de bienveillance.

Mes assiduités dans cette maison n’ayant point paru déplaire, je conçus bientôt de plus hautes espérances, et, vers la fin de l’automne, je partis pour les Ormes, afin d’obtenir le consentement de ma mère, qui me l’accorda volontiers, et revint avec moi à Paris. M. d’Argenson avait été le premier à me conseiller ce mariage ; il suivit ma mère de près.

L’assentiment cordial et empressé de ma mère m’était fort nécessaire pour faire tête à l’orage que ma résolution excitait au sein de ma famille. Tel était le courant de l’opinion dominante, et telle la folie des préjugés nobiliaires fraîchement exhumés qu’on y regardait mon mariage avec la fille d’un grand seigneur suédois comme une