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François-Joseph et parlaient avec une déférence affectée de son ministre. Il semblait, à les entendre, que l’Autriche n’eût pas été battue ni violemment exclue de l’Allemagne et qu’il suffisait d’avances équivoques pour la réconcilier avec de récentes et de douloureuses épreuves. On lui rappelait la confraternité des temps passés, on lui démontrait les avantages qu’elle retirerait d’un rapprochement : « Si, à Vienne, disait magnanimement un organe officieux, on n’a pas encore oublié les événemens de 1866, nous pouvons affirmer que toute pensée hostile a disparu à Berlin. » On ajoutait que le terrain y était tout préparé pour un accord et qu’une entente avec l’Autriche permettrait à la Prusse de détendre ses liens avec la Russie. On laissait entrevoir aussi le rappel du baron de Werther, que M. de Bismarck maintenait obstinément à son poste, bien que sa présence fût pénible à l’empereur, depuis la publication de sa dépêche sur le couronnement de Pesth, si désobligeante pour sa personne et si malveillante pour son gouvernement[1].

M. de Bismarck lançait des ballons d’essai ; il croyait le moment opportun pour désarmer le cabinet de Vienne et le ramener à lui avant le départ de François-Joseph pour Paris. Les communications diplomatiques entre les deux gouvernemens étaient devenues plus fréquentes, moins acrimonieuses. Des procédés courtois et des déclarations sympathiques avaient succédé au dédain et aux réflexions amères qui s’échangeaient depuis la guerre. La situation de l’empire, cependant, ne s’était pas améliorée, elle s’était aggravée plutôt, au dire de la diplomatie prussienne. On cherchait les motifs secrets de ce revirement ; il frappait par sa coïncidence avec le relâchement qu’on signalait dans les rapports entre Berlin et Pétersbourg[2]. M. de Bismarck paraissait reconnaître subitement les

  1. Dépêche de Berlin. — « Il serait question de nommer le baron de Werther, dont la position à Vienne est devenue impossible, sous-secrétaire d’état au ministère des affaires étrangères. Cela permettrait à M. de Bismarck de se soustraire à l’obligation d’entretenir des rapports directs avec le corps diplomatique qui le gênent et l’ennuient. Cet esprit, naguère si peu sensible à certaines faiblesses, est par momens comme subjugué par un immense orgueil.
  2. Dépêche d’Allemagne. — « Les journaux qui s’inspirent à la chancellerie fédérale parlent d’incitations dont la Prusse aurait été l’objet de la part de la Russie; ils prétendent que ces avances ont reçu un accueil peu encourageant. Ils disent que les démarches tentées par le cabinet de Pétersbourg à Berlin et à Londres, en vae d’une entente sur la question d’Orient, compromettante pour la paix de l’Europe, sont restées sans succès. Non-seulement ces tentatives auraient échoué, mais elles auraient prouvé que la politique prussienne ne tend à rien moins qu’à une alliance avec la Russie, qu’elle n’a aucun souci de favoriser ses desseins sur la Mer-Noire, qu’une alliance ne manquerait pas de provoquer une coalition entre la France, l’Autriche et l’Angleterre, parfaitement unies d’intérêt, aujourd’hui comme autrefois, dans les affaires d’Orient.
    « Il est possible, m’a dit un diplomate allemand, que l’empereur Alexandre ait essayé de renouveler à Londres la tactique poursuivie autrefois par l’empereur Nicolas auprès de lord Seymour. Mais il a dû s’apercevoir que l’intérêt de l’Angleterre en Orient reste ce qu’il a toujours été et ne saurait amener d’entente, sur aucun point, avec la Russie. Le danger d’une conflagration en Turquie, a-t-il ajouté, diminue en raison de la constance et de la fermeté de la politique anglaise et de l’éloignement que montre la Prusse à s’unir à la Russie pour favoriser, au contraire, de tout son pouvoir, la mission de l’Autriche en Orient. D’après lui, l’isolement du cabinet de Pétersbourg, ainsi constaté, serait la meilleure garantie de la paix européenne.
    « Il est impossible de ne pas être frappé de l’insistance que mot le cabinet de Berlin, dans ses manifestations officieuses, à faire ressortir le désir, pour ne pas dire la nécessité, de se rapprocher de l’Autriche et de lui faciliter ce qu’elle se plaît à appeler sa mission en Orient depuis qu’il l’a exclue de l’Allemagne. Ce désir ne saurait être mis en doute, il s’est accentué depuis que l’Autriche s’est rapprochée de la France. M. de Bismarck, au lendemain de la guerre, tenait la régénération de la monarchie autrichienne pour impossible, l’œuvre tentée par M. de Beust lui semblait une chimère. Selon lui, la maison de Habsbourg était condamnée à disparaître sous l’action d’une loi fatale de décomposition ; ses idées se sont bien modifiées, aujourd’hui qu’il s’aperçoit que l’empire dont il prédisait la fin prochaine a plus de vitalité qu’il ne le soupçonnait, il ne néglige rien pour se réconcilier avec le cabinet de Vienne »