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aux princes allemands disposés à aliéner leurs couronnes. « Ils devraient bien, disait-on, suivre l’exemple de ce lord qui, ayant laissé dans un steeple-chase à un buisson un pan de son habit, s’empressa, pour se soustraire au ridicule, de couper le pan qui lui restait. »

L’empereur ne demeurait pas insensible au revirement qui s’opérait dans la politique prussienne, elle ne lui avait valu, depuis le mois de juillet 1866, que d’amers déboires ; toutes ses promesses étaient restées en souffrance ; au lieu de lui faciliter la tâche, elle avait mis sa patience aux plus rudes épreuves. s’il avait évité des conflits, ce n’était qu’à force de sang-froid et de résignation. Rien ne pouvait donc lui être plus agréable, au moment où ses difficultés intérieures allaient en grandissant et où l’Italie lui causait de graves soucis, que de voir la modération prévaloir dans les conseils du roi Guillaume. Il constatait avec satisfaction que les protestations amicales du comte de Goltz étaient confirmées par les correspondances de nos agens en Allemagne. Toutefois, l’attitude de la presse prussienne, si bien disciplinée cependant, laissait à désirer ; ses appréciations ne cadraient pas avec les déclarations officielles.

Les organes habituels du cabinet de Berlin continuaient à s’attaquer à nos armemens; ils rendaient le gouvernement de l’empereur responsable du malaise qui pesait sur l’Europe. Ils persistaient, malgré nos dénégations, à signaler nos préparatifs en termes alarmans ; ils parlaient d’achats de chevaux, de la répartition de notre armée le long des frontières allemandes. La Gazette nationale faisait ressortir le contraste entre les dépêches pacifiques de M. de Moustier et la concentration, dans les provinces de l’est, de 60 à 70,000 hommes. Elle se gardait bien de dire que la Prusse avait 75,000 hommes échelonnés, en deux lignes profondes, à nos portes, entre Forbach et Thionville, et que cette masse, mise sur le pied de guerre, atteindrait instantanément un effectif de 120,000 combattans. C’était à Paris bien plus qu’à Berlin qu’on avait lieu d’être inquiet[1]. Dans un pays comme la France, où tout se fait au grand

  1. Dépêche d’Allemagne. — « Les assurances pacifiques que la Prusse nous prodigue, soit par ses journaux, soit par les organes de sa diplomatie, et bien que leur sincérité ne paraisse pas douteuse en ce moment, ne sauraient cependant nous faire perdre de vue le soin constant avec lequel elle s’applique à donner à ses armemens le plus complet développement. Il est vrai qu’en ce moment elle semble s’y consacrer avec une activité moins fiévreuse que par le passé. Je ne suis arrivé du moins, par mes observations personnelles, à relever autour de moi aucun indice dénotant des arrière-pensées qui seraient en contradiction manifeste avec les déclarations tranquillisantes qui ont pu vous être données. Les pensées audacieuses dans lesquelles se complaisait l’état-major général lors de l’incident du Luxembourg se sont atténuées; le général de Moltke n’en est plus à dire, comme au mois d’avril: « Ce qui pourrait nous advenir de plus heureux, c’est une guerre avec la France. » Les préoccupations n’en restent pas moins tournées vers l’éventualité d’un conflit, toutefois moins en vue d’une attaque qu’en vue de la défense. Par l’activité qui se déploie sous mes yeux, je vois combien on a hâte de transformer les recrues en soldats aguerris à toutes les fatigues. Les régimens sont en mouvement tous les jours dès cinq heures du matin, pour ne rentrer qu’à onze heures, et le soir, jusqu’à la nuit tombante, les officiers surveillent le tir et les manœuvres de peloton. Tenir le soldat toujours en haleine est de règle dans l’armée prussienne, et il ne faudrait pas s’étonner si ce principe reçoit en ce moment une application exagérée. Après avoir soulevé d’aussi vives appréhensions, la politique prussienne n’est que logique en se tenant prête à tout événement. »