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de vouloir tout exprimer, ne dit rien. Qu’est-ce que ce mot vague et prétentieux de poète comparé à l’autre en qui l’idée architecturale de l’art musical était si bien contenue! Un art où la science de la forme joue un tel rôle qu’on peut, sans avoir une idée mélodique, y tenir la place d’un Palestrina, ne communique avec la poésie que par ses détails. Je veux parler des pensées poétiques vibrantes ici et là dans les interstices du monument et qui l’éclairent. Chez les maîtres du passé, la technique fondamentale était l’objectif; chez Beethoven, l’idéal poétique s’insinue et gagne à la main. Pour le Viennois Grillparzer, qui le juge en contemporain, Beethoven est un classique se rattachant à l’école viennoise ; pour nous qui sommes la postérité, il est le chef du romantisme : sans Beethoven et sans Schubert, — son bien-aimé disciple, — point de Weber, d’où il nous faudrait conclure que c’est de Vienne, — terre classique, — que le romantisme du nord de l’Allemagne a reçu l’impulsion. Mais pour sortir tout son mérite, pour nous valoir le néo-romantisme de Schumann, de Wagner, le Beethoven de la dernière manière avait besoin de voyager. On le contestait encore à Vienne que déjà Leipzig et Berlin en mesuraient l’immensité ; et Paris donc, oublierons-nous ce mouvement de propagande et d’exégèse qui partout s’y formait sous l’action des Berlioz, des Liszt, des Chopin? Beethoven a le sort d’Homère ; ne au pays du Rhin, le sud et le nord de l’Allemagne se le disputent, les uns le rattachant à la famille des Gluck, des Haydn, des Mozart, veulent qu’il soit venu fermer l’ère classique viennoise les autres qu’il ait ouvert celle du romantisme, et pour tout dire, les deux partis ont raison, même un troisième, le parti du genre humain, qui le revendique comme un de ces génies dont la patrie est partout où leur langue inspirée est comprise.

Nous nous occupons aujourd’hui moins du mérite intrinsèque d’une œuvre que des questions générales qu’elle soulève. Grillparzer n’a point de ces recherches d’invention toute moderne ; le beau musical est à ses yeux quelque chose de « spécifique » et jamais l’idée ne lui viendrait de tirer d’une sonate la manière de voir du compositeur sur les principes sociaux. À ce compte, Mozart était vraiment son dieu. Lui seul entre tous, — je me trompe, — au-dessus de tous, il ne le comparait pas, — lui seul répondait à son idéal classique de beauté, de clarté, de grâce dans la force et de sensualisme honnête. Un poème qu’il écrivait en 1842 pour l’inauguration du monument de Mozart à Salzbourg exprime cette adoration. Les vers sont splendides, et, circonstance rare, presque unique, l’esthéticien y parle du même ton d’autorité que le poète : à l’inverse de ce qui se voit d’ordinaire, Grillparzer mettait en vers de la musique, ses œuvres