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maître de l’heure, » et l’autre avait donné an théâtre l’Aïeule, Sappho, Médée, Ottokar, etc. D’ordinaire, dans notre monde des arts, les amitiés de ce genre ne vont guère sans quelque collaboration. Beethoven rêvait d’avoir un poème de Grillparzer, et, me croira-t-on? il n’osait le demander; ce colosse était timide: ce fut un ami commun, le comte Maurice Dietrichstein, qui se chargea de la commission.

Grillparzer. au lieu de se réjouir de la proposition, en conçut plutôt quelque embarras; chose étrange assurément pour nous, qui sommes la postérité, mais que l’on s’explique au point de vue d’un poète contemporain de Beethoven et témoin attristé du train quotidien de son existence.

« Nul n’entre au ciel avec ses bas et ses souliers, » dit un proverbe ; ce n’est guère qu’un demi-siècle et souvent même (comme pour Sébastien Bach) qu’un grand siècle après la mort que commencent les apothéoses; alors viennent les fanatismes et les gros mots de Titan, de géans, que nous prodiguons aux grands hommes sans réfléchir à l’espèce de ridicule dont nous les affublons. Un géant, un nain, un Titan sont des monstres, et ce qui surtout distingue l’homme de génie, c’est l’équilibre, la pondération, l’harmonie: les Titans sont d’abominables réfractaires en antagonisme avec l’idée divine que l’art nous représente ; ils ont inventé d’assiéger le ciel d’Apollon, des Muses et des Grâces et ne méritent que la torture. Beethoven, sans doute, n’était pas une de ces natures organisées d’avance pour le bonheur parfait, mais on se méprend à vouloir faire de lui un type de martyr ; il ignora les servitudes professionnelles de Sébastien Bach, usant sa jeunesse à vagabonder et son âge mûr à produire à huis-clos ses chefs-d’œuvre. Il eut, sur Haydn et Mozart, cet avantage de se voir discuter tout de suite. Beethoven conquit d’emblée une position sociale bien supérieure à celle des maîtres qui le précédèrent. Si l’argent lui vint par rémunérations précaires, du moins n’eut-il jamais à subir ces humiliations d’ancien régime qui faisaient du chantre des Saisons un batteur de mesure à la solde d’un grand seigneur, et de Mozart un marmiton dans les cuisines d’un archevêque. A bien considérer l’histoire de la culture musicale en son pays, Beethoven fut, au contraire, le premier compositeur ayant su vivre du produit de ses œuvres. Qu’il ait eu maille à partir avec la critique, c’est le sort commun, et nous l’en plaindrons d’autant moins que, pour répondre aux détracteurs de la première heure, il rencontra dans Hoffmann un de ces organes qui forcent les grenouilles à se taire. Beethoven est mort sans fortune et les tribulations ne l’ont point épargné ; mais combien ont aussi lutté pour l’existence qui n’ont pas