Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/356

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’efforts et quelle conscience d’artiste! Tandis que les autres gagnaient des mines de gros sous en jouant de mémoire, il avait apporté là son pupitre et raclait sa sonate d’après le texte, en virtuose délaissé, nargué, mais convaincu. »

Tout maniaque appartient à l’observateur, et plus la foule s’en éloigne, plus le philosophe s’en rapproche. Ce violoneux bizarre attire donc notre poète, qui l’écoute en l’examinant. La musique est insensée, mais ce fou doit être quelqu’un; c’est du moins ce que Grillparzer croit deviner à l’air tragique du visage et du maintien comme à la manière de porter les haillons et, pour mieux s’en assurer, il tire de sa poche une pièce de monnaie et l’offre. « Non ! pas ainsi, s’écrie alors le ménétrier toujours vibrant, — pas ainsi, vous dis-je, mais dans le chapeau. » Le poète, qui flaire une histoire, fait mine de se retirer et s’en va rôder aux alentours, attendant que la séance soit levée, puis enfin, voyant son individu quitter la place, il le rejoint insidieusement et manifeste au cours de la conversation l’envie d’aller un malin le visiter : « Quand vous voudrez, répond le musicien ambulant, quoique, à vrai dire, le logis ne soit pas des plus engageans, car j’habite en chambrée, mais les camarades sont des maçons qui s’en vont à l’ouvrage de bonne heure : j’exige seulement que vous ne veniez jamais l’après-midi, jamais je ne reçois personne de deux à cinq.

« — Puis-je vous en demander la raison ?

« — Mais, parce que c’est le moment où j’improvise. »

Ce dernier mot, presque toujours gros de surprises, mais qu’il faudrait ici trois fois souligner, empruntait, en effet, à la circonstance quelque chose de phénoménal. Nous avons vu plus haut ce que Grillparzer, enfant, appelait: « improviser. » A lui maintenant, devenu maître, de nous raconter les exercices de son héros :

« Je touchais à la masure indiquée et j’allais en franchir le seuil quand un bruit frappa mon oreille. Je m’arrêtai, c’était une note attaquée doucement, mais d’autorité et peu à peu s’enflant jusqu’à la véhémence, puis décroissant et s’effaçant pour remonter l’instant d’après à l’éclat le plus strident, et toujours la même note invariablement répétée avec une sorte de béatitude ineffable; enfin venait un intervalle, c’était la quarte; nouvelle dégustation pour le virtuose : comme il s’était repu de son de la première note isolée, il se régalait maintenant de la relation harmonique et la savourait avec délices; attaque des deux notes l’une après l’autre, pain à double corde, pois liées par les notes intermédiaires avec accentuation de la tierce et reprise du même exercice. Ensuite il passait à la quinte. Un son filé, tremblé, légèrement pleurard au début, s’éteignant, s’étouffant dans les larmes, mourant pour revivre et