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On pille les finances, on intrigue, on perd en Hongrie bataille sur bataille et Rodolphe, pendant ce temps, fait le moine. Endonjonné dans son Hradschin, il étudie, il prie, il rêve si bien que ses peuples se désaffectionnent et qu’à sa mort, ils voient sans déplaisir cette couronne tant convoitée échoir à Mathias, qui à son tour s’en effraie comme d’un fardeau trop lourd et la recevant se frappe la poitrine en soupirant : Mea culpa! Il va de soi qu’un tel sujet n’est pas de ceux dont le théâtre s’accommode. Rien que des conflits religieux et politiques, point d’épisode romanesque à l’avant-scène, point de femme, restait l’étude des caractères, où l’auteur excelle. Son portrait de l’empereur Rodolphe est un Holbein. j’ai souvent ouï dire à Vienne par des amis de Grillparzer que le poète avait à son insu et dans une certaine mesure reproduit là sa propre ressemblance. Que d’analogies en effet le rapprochaient cette fois de son héros : ce penchant à la contemplation, ces doutes de conscience, ces facultés quasi maladives d’intuition qui, nous montrant à longue distance les conséquences possibles de l’action, nous retiennent de l’accomplir! cette invincible horreur des coups de force et, d’autre part, ces éclairs soudains de révolte et de colère, toutes les oscillations, tous les malaises, toutes les hypocondries, toutes les vapeurs, de l’idéaliste!

Deux actes fragmentaires d’une tragédie d’Esther seraient également à butiner dans ce catalogue des œuvres complètes. Le grand monarque Assuérus s’ennuie du départ de Vasthi et déjà songe à la rappeler, lorsque traversant une galerie du palais, il rencontre Esther placée là par Haman, et qu’il n’avait pas remarquée parmi les beautés dont on l’entoure. Louis XIV aimait à voir les gens se troubler en sa présence ou du moins en avoir l’air; il faut croire que le puissant Assuérus avait aussi cette faiblesse et que la belle Juive le savait, car elle reste imperturbable devant le souverain, et c’est au contraire lui que ce fier et doux regard intimide. Les yeux se sont croisés; l’entretien s’engage, presque hostile, le maître impatienté, fait bientôt mine de congédier la jeune esclave, et comme elle se hâte d’obéir, il la rappelle : attiré, charmé par cette intelligence unie à tant de beauté, il se tient néanmoins sur la défensive ; si cette arrogance n’était qu’un masque, ce mépris des grandeurs un moyen caché de les conquérir? Il imagine de l’interroger : « Et si je vous demandais un avis, lui dit-il, qui me conseilleriez-vous d’épouser? — Faites revenir Vasthi, répond Esther, — Vasthi que vous avez aimée et que peut-être vous aimez toujours. » À ces mots, les doutes du roi se retournent ; tout à l’heure il se croyait en face d’une effrontée ambitieuse, et maintenant une autre incertitude le tourmente : Esther répondra-t-elle au sentiment qui vient de naître en lui? Il