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dépit de toute vraisemblance. Le noble seigneur Ruy Gomez, rentrant la nuit, trouve deux hommes chez sa nièce ; le bon sens voudrait qu’il les fît jeter à la porte. Pas du tout; le chef d’orchestre frappe sur son pupitre, et voilà l’air de bravoure qui commence :


Quand nous avions le Cid et Bernard, ces géans
De l’Espagne et du monde allaient par les Castilles,
Honorant les vieillards et protégeant les filles...[1].


Et nous écoutons l’air de bravoure, et nous oublions à l’écouter les imperfections du libretto. Les beaux vers ont aussi le privilège de pouvoir nous entretenir de toute sorte de choses que nous n’avons jamais vues et que nous ne verrons jamais. Ainsi de ces revenans dont on rit au mélodrame et qui nous font peur quand c’est la poésie qui les évoque : souvenez-vous de la ballade de Lénore, du Majorat, et de la scène de somnambulisme dans le Prince de Hombourg de Henri de Kleist. L’Aïeule de Grillparzer a cet attrait de participer des deux règnes, sans être un opéra autrement qu’à la manière de Hernani, de Ruy-Blas, des Burgraves et du Roi s’amuse. Les vers y tiennent toute la place, et s’ils ne suivent pas toujours la contexture dramatique, du moins, quand arrive une grande situation, aident-ils puissamment à lui faire rendre tout son mérite. — Il s’agit de l’histoire d’une faute et de ses conséquences à travers les âges. L’aïeule a trahi ses devoirs d’épouse, et son crime, après avoir pesé pendant des siècles sur sa race, en amènera l’extinction. Elle s’appelait Bertha, comme l’héroïne de la pièce qui reproduit devant nous sa vivante image. Belle, jeune, elle aima, fut aimée, et le mari qu’on lui donna n’était pas celui que son cœur avait choisi. Comment finissent en complaintes sinistres ces jolies chansons d’une matinée de printemps, il n’est chronique et légende qui ne le racontent, mais si les amoureux avaient un grain de prévoyance dans la cervelle, Dante n’eût point rimé la dolente aventure

  1. Et penser que toute la digression, tout le mal vient d’une rime :
    Mes jeunes cavaliers, que faites-vous céans !

    s’écrie don Ruy Gomez dans un vers, bien en situation celui-là; mais il fallait à « céans» une rime riche avec lettre d’appui, et pour un mot, pour une sonorité dont s’amuse l’oreille, quinze lignes de bifurcation dont s’agace et s’offense la raison. En vérité, plus on y réfléchit, plus ou se laisserait gagner à la théorie de Musset, qui, fatigué de cet obstructionisme avait fini par envoyer la rime à tous les diables. Et vous verrez qu’on y viendra par la force des choses; lisez ce qui se publie journellement et surtout certain volume paru d’hier où la virtuosité tourne à la charge d’atelier. On se croit très habile quand on a fait sonner à l’oreille deux mots qui se font écho l’un à l’autre et qui joignent la similitude des lettres à la différence du sens. Évidemment il y a là tout un art à reconstituer et ce sera probablement l’affaire des poètes du XXe siècle.