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qu’au lendemain des massacres de septembre, Vergniaud et ses amis s’étaient ouvertement rangés du côté de la résistance, tous les patriotes de 89 regardaient avec anxiété ces belles et humaines figures qui « s’arrêtèrent toutes ensemble, avec un cri miséricordieux, au bord du fleuve de sang. » Les dernières vérités immortelles qu’ils confessèrent tenaient lieu du système politique qu’ils n’eurent pas le temps de formuler.

On en arriva du reste au point où la haute bourgeoisie elle-même ne demanda plus qu’à pouvoir manger du pain. Le travail chômait devant l’émeute en permanence. Pour qui les magnifiques escaliers à rampe ciselée ? Pour qui désormais les superbes tentures, les boiseries revêtues de vieux laque ? Pour qui les meubles précieux ? Qu’est devenue cette industrie française, si proche voisine de l’art, qui habillait et parait toute la civilisation européenne ? Où est le « monde ? » Est-ce la petite société girondine dont par le Héléna Williams dans ses Souvenirs ? Le nombre des amis qui passaient les soirées chez Mme Roland diminuait heure par heure ; la table autour de laquelle Mme Panckouke avait réuni tant d’aimables convives se rétrécissait. C’est à peine si quelques délicats déjà suspects se rendaient aux soirées de Julie Talma ou de Mlle Candeille. Le 31 mai arrive. Plus de rires, plus de société. Le spectacle de Paris pendant la Terreur et l’intérieur des familles bourgeoises ont été décrits par ceux qui ont traversé ces temps horribles. Dès l’aube, c’est le cortège des affamés qui fait queue devant les boutiques des boulangers ! Dans la journée, ce sont les charrettes des condamnés à mort qui passent, ou les sections qui défilent. Un jour (c’était le 29 germinal), Étienne Delécluze, alors âgé de douze ans, accompagnait sa mère, forcée de se rendre dans le faubourg Saint-Germain ; trois heures et demie sonnaient lorsqu’ils voulurent rentrer dans le quartier du Palais-Royal. Au-delà de la place Dauphine, l’enfant, se sentant entraîné avec violence par sa mère, lui demanda pourquoi elle marchait si vite. « Les charrettes ! les charrettes ! balbutia-t-elle en se hâtant encore davantage, tu ne les vois pas ? Entends-tu le bruit ? Viens ! viens ! Courons vite ! » La mère de Delécluze avait espéré regagner son logis avant quatre heures, l’instant où avaient lieu les exécutions. Sa diligence fut vaine. Elle et son jeune fils se trouvèrent arrêtés par la foule, à la descente du Pont-Neuf, au moment où sept charrettes, remplies de condamnés, défilaient devant eux. Sentant ses genoux fléchir, la pauvre femme fit un mouvement pour se couvrir les yeux et s’appuya sur le parapet, lorsqu’un homme, simplement vêtu, s’approcha d’elle et lui dit à voix basse : « Contraignez-vous, madame, car vous êtes environnée de gens qui interpréteraient mal votre faiblesse. »

Lorsque la nuit tombait, les émotions étaient plus poignantes encore.