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des articles de droit coutumier, d’anciens chants populaires, des contes de nomades, des utopies ou prétendues lois religieuses, des légendes empreintes de fanatisme, des morceaux prophétiques, le tout noyé dans une gangue pieuse, qui a fait d’un tas de débris profanes un livre sacré, âme religieuse d’un peuple. Il n’est pas rare de rencontrer en Grèce de vieux burgs, construits, aux bas siècles et parfois dès l’antiquité, avec les débris des monumens voisins. Des blocs de marbres divers, taillés avec art, mais mal assortis, forment les premières assises, laissant entre eux des vides remplis par des matériaux sans valeur. Des morceaux de statues, des fûts de colonnes cannelées, se mêlent à de misérables blocages; les brèches sont réparées par des assises de moellons, ou bien des raccordemens modernes embloquent de force, comme des tenons maladroits, les lèvres des plaies béantes. Le haut du burg n’est qu’un lit de pierraille, où les palicares ont taillé des meurtrières. L’assemblage est barbare; mais, dans cet arrimage informe, vous avez des matériaux incomparables : en démolissant cette masure, vous formeriez un musée. Telle est l’historiographie hébraïque. Aucun sentiment d’art n’ayant présidé à la construction de l’ensemble, le désordre et les contradictions se rencontrent à chaque page, et il faut presque s’en réjouir. Si un historien artiste avait bâti le tout, il eût retaillé les pierres, retouché ces désaccords, corrigé ces ruptures d’équilibre qui nous choquent. Grâce à l’incohérence de la dernière rédaction, nous avons l’immense avantage de posséder encore intacts des morceaux hébreux parfaitement authentiques du IXe ou du Xe siècle avant Jésus-Christ. Il suffit, pour les retrouver, d’une simple opération de lavage et de l’enlèvement du plâtre que les remanieurs modernes ont versé dans les interstices. Les Grecs anciens, qui, en toute chose mettaient du goût et du stylé, eussent en pareil cas retravaillé les matériaux, c’est-à-dire les eussent rendus méconnaissables. L’Iliade et l’Odyssée sont, comme le vieux corps de l’historiographie hébraïque, le produit de l’assemblage de pièces antérieures; mais les Grecs, même dans la compilation, montrèrent du génie ; ils exécutèrent le travail avec tant de perfection que les lignes de suture et les discordances inséparables d’une opération de rajustage ne se laissent apercevoir que sur un petit nombre de points. L’Homère hébraïque égale l’Homère grec ; mais il nous est arrivé en lambeaux, comme si l’Iliade et l’Odyssée ne nous étaient connues que par des fragmens conservés dans la Bibliothèque d’Apollodore ou dans les chronographes byzantins.


ERNEST RENAN.