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empruntées comme elles à de vieux dires poétiques devenus proverbiaux.

Le jéhoviste, comme on l’appelle, est sûrement un des écrivains les plus extraordinaires qui aient existé. C’est un penseur sombre, à la fois religieux et pessimiste, comme certains philosophes de la nouvelle école allemande, M. de Hartmann par exemple. Il égale Hegel par l’usage et l’abus des formules générales[1]. Il est aussi anthropomorphique et presque aussi mythologique que l’auteur du livre des Légendes ; mais la pensée religieuse est chez lui bien plus développée. Le jéhoviste fut certainement un créateur religieux de premier ordre. On peut regarder les incomparables mythes du second et du troisième chapitre de la Genèse, les récits d’Éden, de la création de la femme et de la chute de l’homme comme son œuvre personnelle. Une pensée profonde, bien que selon nous erronée, remplit ses pages en apparence les plus enfantines. Cette conception d’un homme primitif, absolu, ignorant la mort, le travail et la douleur, étonne par sa hardiesse. Le récit de la création de la femme est le mythe le plus philosophique qu’il y ait dans aucune religion. L’explication de toute l’histoire humaine par le péché, par la tendance au mal, par la corruption intime de la nature, a été la base du christianisme de saint Paul. La tradition juive garda ces pages mystérieuses sans beaucoup y faire attention. Saint Paul en tira une religion, qui a été celle de saint Augustin, de Calvin, en général du protestantisme, et qui certes a sa profondeur, puisque des esprits très éminens de notre siècle en sont encore pénétrés. Le plan de rédemption, qui est la conséquence du dogme du péché, est conçu très clairement par notre auteur. Le salut du monde se fera par l’élection d’Israël, en vertu des promesses faites à Abraham. Le christianisme trouvera là son point de départ. Il affirmera que Jésus, sorti d’Israël, a réalisé le programme divin et réparé le mal sorti de la faute du premier Adam.

Le rédacteur jéhoviste était un prophète, et ce fut sûrement le plus grand des prophètes. On peut dire qu’il est le doctrinaire du prophétisme, en ce sens qu’il résume et explique les principes que les prophètes ne font qu’appliquer. Aussi trouve-t-on son écrit sans cesse rappelé dans les écrits des prophètes. Le jour où l’auteur y mit la dernière main, on put dire : Un livre est né, ou plutôt, ce jour-là, véritablement, le judaïsme, le christianisme et l’islamisme naquirent. Les vieux instincts monothéistes des Sémites nomades arrivèrent, sous le mordant incomparable de ce burin de fer, à se fixer en une religion clairement définie et déterminée.

  1. Un homme, une famille, une race, une langue, une vigne, dont toutes les autres viennent, une seule source pour les fleuves, etc.