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d’une façon relevée l’origine des lieux saints israélites. Joseph, le père d’Éphraïm et de Manassé, est partout exalté ; Ruben paraît intentionnellement ménagé. Béthel est, aux yeux de l’auteur, le-vrai sanctuaire d’Israël, et un récit est destiné à établir le devoir qu’ont tous les descendans de Jacob d’y payer la dîme. Sichem est le centre de la famille d’Israël. La région transjordanienne de Galaad et les déserts du côté de Gérare et de Beërseba avaient leur place dans les récits du conteur. Le pays de Juda, au contraire, était, ce semble, à peine mentionné. L’auteur affectionnait les légendes locales ; il les connaissait à fond, et, s’il a peu de chose à dire sur Juda, c’est qu’évidemment il tournait un peu volontairement le dos à ce pays. Il est difficile de ne pas voir une intention malveillante dans la légende de Tamar, où Juda est si complètement sacrifié, et où la famille de ce patriarche, censée issue du rapt d’une Chananéenne, est présentée comme souillée par tous les crimes. En religion, les idées de l’auteur étaient très larges. Déjà se dessine l’antipathie contre les teraphim, les idoles et les amulettes des païens. Mais on ne remarque aucune tendance vers la centralisation du culte. Les autels à Iahvé s’élèvent de tous côtés sans que l’auteur voie là autre chose que le témoignage d’une légitime piété.

Le Livre des légendes israélites a été le commencement de la Bible, surtout de la Bible telle que les poètes et les artistes l’entendent. Les écrits plus anciens du temps de David et de Salomon n’ont été sauvés que grâce à ces récits uniques, en leur genre, où l’empreinte de la légende populaire est en quelque sorte à fleur de coin et auxquels on ne peut comparer que l’Homère des Grecs. Si nous possédions l’œuvre entière du conteur de Béthel ou de Sichem, nous verrions sans doute que, dans son écrit, résida tout le secret de la beauté hébraïque, qui a séduit le monde à l’égal de la beauté grecque. Cet inconnu a créé la moitié de la poétique de l’humanité. Ses récits sont comme un souffle du printemps du monde. Leur fraîcheur exquise n’est égalée que par leur grandiose crudité. L’homme, quand ces pages étranges furent écrites, vivait encore dans le mythe. Les aperceptions sur le monde divin étaient à l’état d’hallucination. Les multiples élohim remplissaient. L’air, à l’état de souffles mystérieux, de bruits inconnus, de terreurs paniques. L’homme avait encore avec eux des luttes nocturnes, d’où il sortait blessé. Élohim apparaît triple, et les fils de Dieu ont avec les femmes des embrassemens féconds. La morale est à peine née ; les volontés d’Élohim sont capricieuses, parfois absurdes. On atteint le ciel avec une échelle ou plutôt une pyramide à échelons. Des messagers vont sans cesse de la terre à l’empyrée. Les théophanies et les angélophanies sont fréquentes. Les songes sont des révélations célestes, des visions de Dieu.