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puisque tu es un payllo[1] ; mais tu es un joli garçon et tu m’as plu. Nous sommes quittes. Bonjour ! » Voilà la moralité ou, si l’on veut, l’immoralité de l’histoire.

Malgré ces retouches, la pièce est bien faite : ni les situations ai les tableaux ne lui manquent. En empruntant presque partout le dialogue de Mérimée, les auteurs ont fait preuve de modestie et de goût.

On a très justement comparé Bizet et Regnault. Morts tous deux en plein talent, ils devraient dormir côte à côte, et la Jeunesse, à leur double tombe, attacherait une seule branche de laurier. Tous deux avaient même fougue, même éclat juvénile, et si la musique de l’un est colorée, la peinture de l’autre est presque sonore. Comme Regnault, Bizet aimait l’Espagne. Il la comprit comme lui, comme Gautier ou Mérimée, c’est-à-dire autrement qu’Auber ou M. Scribe. Il la vit chaude de soleil et un peu rouge de sang. Le court prélude de Carmen résume cette vision d’ensemble. On en a critiqué la violence : musique de foire, ont dit les délicats. Non, mais musique de combat, et de combat sauvage. On n’excite pas les taureaux avec des romances, et l’effet saisissant, presque tout physique d’une corrida, est bien rendu par l’explosion de cette foudroyante fanfare. Je ne la voudrais en vérité ni moins brutale ni moins voyante. Comme elle sonne ! Comme elle est d’aplomb ! Bizet obtient parfois du rythme seul des effets merveilleux : il scande et frappe sa période musicale comme une strophe lyrique, témoin cette phrase serrée, que ramène un trille perçant et qui se brise sur un accord sec.

Il y a dans Carmen, et dès l’ouverture on l’entend, une phrase singulière : elle reparaît sans cesse au cours de la partition, dont elle est comme l’essence et l’âme. Tous ceux qui sont familiers avec l’œuvre connaissent ces quelques notes étranges, qui toujours annoncent Carmen ou la suivent; mélodie obstinée et fatale qui prend tous les mouvemens et toutes les expressions, tour à tour plaintive ou railleuse, âpre comme un sanglot, ou sifflante comme an coup de fouet. Son effet strident est dû à la succession de deux quartes conjointes, dont chacune a pour type la première quarte descendante de notre gamme chromatique mineure : c’est le mode asbein des Arabes, ou modo du diable.

Cependant il ne s’agit ici que de la gamme à sept notes : en réalité le mode asbein comporte huit notes, soit l’octave de la tonique, et les deux quartes successives, toujours empruntées à la gamme descendante mineure, sont disjointes.

  1. « Les Bohémiens désignent ainsi tout homme étranger à leur race.» (Mérimée.)