Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/16

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut être cité comme un modèle de la façon dont il est permis, sans satisfaire entièrement la curiosité humaine, d’arriver, par des hypothèses successives, à serrer de près la vérité.

On a maintes fois raconté la marche suivie par la science pour préparer les approches de ce siège difficile. Le coup de génie, on peut le dire, fut l’intuition de Jean Astruc, médecin et physiologiste de l’école de Montpellier, qui, sans être un hébraïsant, remarqua, par une lecture attentive de la Bible, la dualité de composition de la Genèse, ce fait singulier que souvent le même épisode est raconté deux fois, que, dans certains cas même, comme cela a lieu pour le déluge, les deux récits sont entremêlés. Ce fait devient l’évidence, on peut le dire, quand on se sert d’une édition où les deux textes sont imprimés en caractères différens. Les matériaux superposés apparaissent alors, comme les assises de marbre bicolores dans une église toscane ou ombrienne du moyen âge. Je prie les personnes qui auraient quelque doute à cet égard de lire, en même temps que les savantes discussions de M. Reuss[1], la Genèse de M. François Lenormant[2], où les enchevêtremens des deux rédactions sont rendus en quelque sorte sensibles aux yeux.

L’observation d’Astruc, utilisée par Eichhorn, Hgen, Gramberg, arriva entre les mains de De Wette à une remarquable précision. De Wette construisit, en quelque sorte, avec le Pentateuque actuel (auquel il vit très bien qu’il fallait rattacher Josué), deux Pentateuques ayant chacun leur unité. L’un fut appelé jéhoviste, l’autre élohiste, dénominations peu justifiées, mais que nous conserverons pour nous conformer à l’usage. Le système de De Wette, un peu trop simple, fut corrigé par M. Ewald, aux hypothèses duquel on a pu, au contraire, reprocher trop de complication ; à tort, peut-être, car la manière dont les choses se sont passées a été en fait bien plus compliquée que nous ne le supposons, et, si nous pouvions assister au travail latent de la croissance de ces sortes de textes, nous trouverions que nos hypothèses les plus compliquées sont encore bien plus simples que n’a été la réalité.

Le tort des critiques qui, jusqu’à M. Ewald inclusivement, s’occupèrent de la critique de l’Hexateuque, fut de tenir trop peu compte de la partie législative qui y est encastrée. C’est en portant de ce côté une observation attentive que MM. Reuss, Graf, Kayser, Wellhausen virent s’ouvrir des horizons nouveaux. Nos critiques français du XVIIIe siècle, qui souvent n’eurent d’autre tort que de juger avec l’esprit et le bon sens les questions obscurcies par le pédantisme théologique, avaient très bien remarqué que le Deutéronome nous

  1. Paris, Sandoz et Fischbacher, 1879.
  2. Paris, Maisonneuve,1883.