Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 74.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a protesté contre son rival du Soudan égyptien ; aucun autre prophète que lui ne peut surgir aujourd’hui.

Pour ne rien perdre de l’autorité que l’héritage paternel et ses prédictions lui donnent dans le monde arabe, Cheik-el-Mahdi vit dans la retraite à Djarboub, on ne le voit presque jamais. Un Arabe de son âge et qui lui ressemble reçoit le plus souvent pour lui les fidèles. Il demeure ainsi mystérieux, jusqu’à ce que Dieu dise : « Il est temps ! »

On ne s’inquiète donc pas sans raison en France de voir chaque jour grossir les rangs de cet ordre des senoussya. On peut s’en inquiéter en Europe, car si le mouvement qu’attendent les Arabes se produit jamais, quiconque a des intérêts en Afrique ou en Orient verra ces intérêts atteints. Nous pouvons nous trouver, en effet, aux prises avec une hostilité, sourde aujourd’hui, déclarée demain. Cette hostilité ne sera pas agressive, elle ne viendra pas braver le canon de nos forts, elle fuira devant nos soldats, mais elle existera comme un immense refuge où nous ne pourrons pas pénétrer, d’où nous serons épiés, tourmentés, lassés : elle constituera en un mot pour les nations européennes établies dans le nord de l’Afrique un voisinage insupportable ; en d’autres termes, elle ruinera le commerce et nous coûtera beaucoup d’hommes et d’argent, comme en ont déjà tant coûté des insurrections plus restreintes à la France, à l’Angleterre, aux Pays-Bas. Telles sont, croyons-nous, d’ici longtemps du moins, les conséquences extrêmes et les plus sombres que puisse faire craindre la fusion des ordres musulmans orthodoxes dans l’ordre des senoussya.

Le péril est assez sérieux pour commander notre attention ; il ne faut pas toutefois l’exagérer.

La centralisation a ses avantages, mais nous n’avons pas parlé de ses faiblesses ; elles sont nombreuses : nos administrateurs en Algérie et en Tunisie doivent s’appliquer à les bien connaître. Nous nous en servirons pour nous défendre, comme les musulmans ont profité de nos fautes pour nous combattre. D’abord, le lien qui tend à unir toutes les sectes, quelle est sa force ? Si un musulman qui devient senoussi reste attaché, comme il lui est permis, à une autre confrérie, jusqu’à quel point obéira-t-il au signal qui lui ordonnerait de prendre les armes ? Consent-il seulement à observer les pratiques ordinaires de son nouvel ordre, à vivre dans une abstinence rigoureuse, à proscrire de sa maison le luxe, les divertissemens, les danses, la musique, à se priver, suivant la règle, de café, de tabac ? j’en doute pour un bien grand nombre : le sultan, par exemple, n’admet-il pas avec le ciel des senoussya quelques accommodemens ? Cela est probable, et pour bien d’autres cela est