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comme Hernani, est de 1829, l’année où furent publiées les Orientales, où furent écrites en partie les Feuilles d’automne. Le génie de cet homme, qui aura été pendant un demi-siècle un prodigieux artiste en vers, apparaît alors dans le plus heureux état de santé. Aisance, abondance, beauté du rythme et du coloris, sont admirables dans ce poème. Si l’acteur sait chanter cette musique et l’accompagner de gestes pittoresques, à la bonne heure ! nous applaudissons le concert et le spectacle. Mais si, par l’insuffisance ou par l’erreur de l’interprète, l’œuvre est réduite à son essence humaine, à sa vertu dramatique, c’est-à-dire à rien, nous ne pouvons que nous en distraire et regretter de n’être pas restés chez nous, bien douillettement, pour la relire. Chacun, les pieds sur les chenets, imagine des sons et une mimique où rien ne détonne : pourquoi s’exposer à des mécomptes ? En 1829, après la lecture de Marion Delorme à la Comédie-Française, Emile Deschamps regardait l’affiche du soir et s’écriait, en levant les épaules : « Et ils vont jouer Britannicus ! » Nous n’irons plus au théâtre pour Marion Delorme ; et nous irons encore pour Britannicus, parce que Britannicus a plus de sève dramatique, à lui seul, que tous les drames de Hugo. L’émeute romantique, après avoir nettoyé les planches des faux classiques, n’y a rien laissé d’elle-même : son arme de combat, si richement ornée qu’elle soit, n’est plus qu’un objet de panoplie.

Au demeurant, ce n’est ni la tragédie ni le drame, ces machines à tirer des larmes, que le public, à l’heure qu’il est, recherche de préférence. Pour toute sorte de raisons métaphysiques, sociales et politiques dont l’énumération serait ici déplacée, la vie est mélancolique, aujourd’hui, comme un roman qui vient de paraître : ce n’est ni Monsieur Parent, de M. de Maupassant[1], ni un Crime d’amour, de M. Paul Bourget[2], ces nouveautés du pessimisme, ni même la Morte, de M. Octave Feuillet[3], cette œuvre tournée au regret du passé plutôt qu’à la foi dans un avenir prochain ; ce n’est aucun de ces livres, quel qu’en soit le mérite, qui proposera aux Français de cette fin de siècle un prétexte à quitter le deuil de leurs illusions perdues. A défaut de consolations, la plupart veulent du moins un divertissement : à qui le demander, sinon à la comédie ? On veut compenser, par le spectacle du soir, les ennuis réels et les lectures désolantes du jour : une pièce gaie, on réclame une pièce gaie ; par pitié, faites-nous rire ! On se presse dans les petits théâtres, même dans les cafés-concerts, où le gros sel des revues de l’année irrite agréablement la rate. On s’est pâmé, aux Menus-Plaisirs, devant l’Homme de paille, une farce jumelle

  1. Ollendorff, éditeur.
  2. Lemerre, éditeur.
  3. Calmann Lévy, éditeur.