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groupes de personnages réels des couples d’antithèses incarnées et costumées. L’antithèse, voilà pour la nature : — au gré de cette imagination qui n’aperçoit que des contrastes, la nature n’est-elle pas faite d’éléments contraires, de beau et de laid, de sublime et de grotesque ? — Le costume, voilà pour l’histoire. Et, d’ordinaire, ces abstractions doubles, habillées à la mode d’un certain pays et d’une certaine époque, marchent deux par deux pour se faire valoir l’une l’autre, — encore par un contraste. La courtisane et l’enfant trouvé, l’une raffinée, l’autre presque sauvage, c’est le couple qui vient à nous, cette fois : infamie et pureté, c’est toute Marion ; misanthropie et amour, c’est tout Didier. Ni l’un ni l’autre n’a d’existence personnelle, de vie morale, ni même de sens. Pourquoi le héros de Dumas, Antony, dont les semblans d’idées et les discours sont imités de ceux de Didier, nous intéresse-t-il encore ? C’est que, dans cette forme renouvelée d’une autre forme, l’homme de Saint-Domingue a versé un flot brûlant de passion ; il a transmis sa vie sensuelle à sa créature ; il a fait, au moins, de cette effigie d’homme un animal. Didier, au contraire, n’est qu’un simulacre, un masque ambulant, par la bouche duquel s’échappent les odes misanthropiques et amoureuses, dans le goût de 1829, imaginées de sang-froid par le poète. L’héroïne de ce héros n’est pas plus une femme qu’il n’est un homme. Aussi ne sont-ils pas pressés d’agir ; et, dans ce prétendu drame dont le sujet prétendu est l’amour d’un honnête garçon et d’une courtisane, après que ces deux personnages ont été mis face à face au premier acte, ils peuvent attendre jusqu’au cinquième pour en venir aux prises : alors seulement, l’honnête garçon déclare à la courtisane qu’il sait qui elle est, et l’on voit ce qui s’ensuit ; il ne s’ensuit que peu de chose, puisque la pièce est pressée de finir. Ainsi à l’exposition, par-delà un abîme, rien ne correspond que le dénoûment. Sur cet abîme, un pont à trois arches, occupé par des comparses en habit Louis XIII ; n’a-t-il pas plu au poète de baptiser son héroïne Marion Delorme ? Tout ce milieu de la pièce est la part de l’histoire, comme le commencement et la fin sont la part de la nature : l’une vaut l’autre. Costumes et décors sont peut-être exacts ; mais les personnages épisodiques, pas plus que les principaux, ne sont des hommes : comment donc seraient-ils des hommes d’une certaine date et d’un certain pays ? Un de ces mannequins, plus grand que les autres se tient dans la coulisse et ne fait que traverser la scène à la fin ; il étend sur la pièce entière l’ombre colossale d’une caricature enfantine : c’est Richelieu-Croquemitaine. Histoire, nature, le drame romantique affiche et compromet ces deux maîtresses : laquelle ne trompe-t-il pas ?

Il les trompe au bénéfice d’une troisième : la poésie lyrique. On sait que, pour celle-ci du moins, il la sert magnifiquement. Marion,