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et sur la scène, et cette agitation la sauva d’un examen trop minutieux. D’ailleurs, ses triomphes, en ce temps-là, ne furent pas aussi parfaits qu’on se les est figurés depuis ; exaltés par une coterie, entourés par la curiosité de la foule, ils ne furent pas seulement tracassés par la jalousie éperdue des derniers tragiques, — ainsi qu’on l’a trop laissé dire, — par l’effarement agressif des petits-neveux de Campistron ; ils furent inquiétés aussi par tel homme de sens et de courage, par un Gustave Planche, — pour ne nommer que celui-là, qu’il n’est pas permis d’oublier ici ; — laissant à l’avenir le soin de justifier son avis, cet admirable fâcheux avertit le triomphateur qu’il était homme, — et que pas un de ses héros ne l’était assez.

Après un repos d’un quart de siècle commandé par la politique, une seconde période s’est ouverte où, par un juste retour, la politique aidant, cette œuvre a été glorifiée. « Cette jeunesse de 1867, écrit Adolphe Crémieux à Victor Hugo lors de la reprise d’Hernani, a montré la noble et généreuse ardeur de notre jeunesse de 1830[1]. » En effet, sitôt que l’empire faiblissant a donné un peu d’air, une flambée jaillit de ces vieilles cendres et illumine le rocher légendaire de Guernesey. Qu’est-ce donc lorsque l’empire s’écroule, et que l’auteur des Châtimens reparaît sur ses débris ! La flamme devient une lueur d’apothéose. Sur ce fond de féerie, les silhouettes de Ruy Blas et de Marion Delorme, aussi bien que de Hernani, se détachent heureusement ; même Lucrèce Borgia, Marie Tudor et, si je ne me trompe, Angelo, font mine de se relever ; on nous promet le Roi s’amuse' et les Burgraves. Hugo n’est-il pas pour la foule, entretenue dans sa foi par quelques meneurs, le grand garde national de France, le grand muezzin de l’humanitairerie ; pour l’élite impartiale, le grand patriarche des lettres ? Il a duré, il a travaillé jusqu’au bout ; même ceux qui ne l’adorent pas le respectent : or n’est-ce pas au théâtre que la ferveur et la vénération publiques peuvent le mieux se déclarer ?

En 1882, cependant, on nous donne le Roi s’amuse : et le chef-d’œuvre attendu s’effondre devant un public désolé de ne pouvoir le soutenir. Du moins, il s’effondre avec majesté : c’est un désastre solennel. Hugo, malgré cet accident, achève de devenir dieu ; quelques mois défilent ; et voici que Marion Delorme, à son tour, fait une chute, mais une chute piteuse. À ce coup, les Burgraves s’éloignent et s’effacent ; Cromwell, — on parlait de soulever cette énorme machine jusqu’au niveau de la scène, — Cromwell retombe de tout son poids dans les dessous du théâtre. Angelo, Marie Tudor, Lucrèce Borgia, déjà rangés dans le magasin aux mélodrames, ne sont pas près d’en sortir. Restent sur les planches Hernani et Ruy Blas, acceptés pour un temps, parce qu’ils

  1. Autographes, collection Adolphe Crémieux ; Helzel, éditeur, 1885.