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viticulture, il faut se pénétrer de l’idée que les vignes américaines ne fléchissent jamais que par des causes physiologiques, et que, s’il y a déception, c’est qu’il y a eu faute, soit dans l’adaptation, soit par l’enracinement des greffons ou par l’imperfection des soudures.

C’est en Amérique que j’ai étudié la vigne américaine, que je l’ai poursuivie dans ses moindres replis. C’est dans cette étude que j’ai puisé, dès la première heure, la terreur du mildew et la conviction que ce mal était plus dangereux que le phylloxéra, à cause de sa foudroyante rapidité.

C’est avec une surprise extrême que j’entendais des gens sérieux dire qu’ils ne craignaient pas les maladies « extérieures. » Le mildew a été, car vraiment j’ose déjà en parler au passé, aussi dangereux et plus ruineux que le phylloxéra lui-même. On s’endormait riche d’espérances, et à l’aurore un brouillard éphémère se laissait surprendre par le soleil, détruisant les espérances d’une année.

Faut-il voir dans l’invasion si générale du mildew une importation purement américaine ou un avertissement au grand orgueilleux de sa faiblesse contre la multitude impalpable ? Jadis nos pères disputaient la terre aux grands fauves. Aujourd’hui nous luttons, le microscope remplaçant la fronde, contre tout un monde d’invisibles, microphytes ou microzoaires, qui défie la civilisation avancée. La tarasque ne vient plus donner son nom à Tarascon, mais le mildew ravage la plaine de Beaucaire, rappelant ce vol de sauterelles qui, histoire ou légende, s’éleva d’Afrique pour s’abattre sur la Camargue. Épuisées, ne pouvant plus voler, elles marchèrent sur Beaucaire. C’était au XVe siècle, dit-on. Alors, comme aujourd’hui, on croyait à la troupe contre l’insecte. On fit ce que, hier, on faisait à Tlemcen ; mais les sauterelles, poussées par celles qui les suivaient, dominaient les bataillons et, jetant leur avant-garde dans les roubines[1], passaient l’eau sur ces îles de cadavres, marchant toujours ! Un matin, elles escaladèrent les murs de Beaucaire ; affamées, elles dévorèrent le grain et le drap des marchands réunis pour la foire légendaire, broyèrent sous leurs mandibules tout ce qui se pouvait broyer. Puis, ayant créé la famine, elles en moururent, laissant la putréfaction et la peste. Cette histoire est comme un avis de ce qui menace le XIXe siècle. Mais à brebis tondue Dieu mesure le vent. Si la force du nombre grandit, celle de l’intelligence s’élève, et la science dominant l’invisible atteint des hauteurs inespérées ; elle va jusqu’à soustraire l’humanité à la mort horrible qui jadis confondait l’homme et la bête dans les

  1. Canaux d’irrigation qui sillonnent la Camargue.