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par le Missouri, dont les flots turbulens contiennent une énorme quantité de terre en suspension. Si on a la patience de laisser son verre en repos pendant une demi-heure, on peut aisément renouveler le miracle de la Genèse et séparer l’eau de la terre. Après quoi, on les trouve toutes deux excellentes : l’une à boire, l’autre à manger. L’eau est très saine et la terre très nutritive. Les indigènes ne les prennent pas successivement, mais ensemble, ainsi que l’a voulu la nature. Quand ils trouvent un pouce de vase au fond de leur verre, ils l’agitent avec une petite cuiller comme on fait d’un morceau de sucre mal fondu. Ce mélange, en somme, est bien préférable à l’eau ; il est excellent pour la navigation, comme pour la boisson. En revanche, pour tout autre usage, il ne vaut rien ; on peut s’en servir, cependant, pour baptiser les nouveau-nés.

Le lendemain matin, je parcourus la ville. Malgré des changemens radicaux, elle n’a pas l’air neuf. À Saint-Louis, rien ne peut avoir l’air neuf. La fumée de charbon donne tout de suite un air d’antiquité aux monumens les plus récens. La ville, d’ailleurs, a doublé d’étendue depuis l’époque où je l’ai vue, et compte actuellement 400,000 habitans. L’architecture des maisons privées a complètement changé de caractère et est devenue remarquable d’élégance et de goût. Elles sont isolées à présent et entourées de jardins verdoyans, au lieu d’être entassées toutes ensemble comme autrefois. Le noble et beau parc de la Forêt, celui de Tower Grave et le Jardin botanique sont autant d’heureuses innovations. Aussi un regret poignant me vient-il à l’esprit en considérant cette superbe cité. La première fois que je la vis, j’aurais pu l’acheter pour la somme de 6 millions de dollars. Je ne me consolerai jamais de ne l’avoir pas fait. Il est difficile de s’expliquer aujourd’hui comment j’ai pu laisser échapper une aussi bonne affaire. Mais, hélas ! en ce temps-là j’avais bien des raisons pour ne pas la conclure.

Mais de tous les changemens que je constate autour de moi, le plus complet, le plus triste m’attend sur la « levée. » J’y ai vu autrefois une rangée non interrompue d’alertes steamers qui s’étendait sur une longueur de plus d’un mille ; aujourd’hui, à peine si l’on aperçoit une demi-douzaine de bateaux à moitié endormis. Les quais sont déserts ; un nègre seul, écrasé par l’ivresse, fait tache dans la solitude silencieuse, à l’endroit même où les armées de commerçans s’entre-dévoraient autrefois ! Remorqueurs et chemins de fer ont accompli leur œuvre de destruction. Le gigantesque pont qui s’allonge au-dessus de nos têtes a joué aussi son rôle dans l’anéantissement de l’ancienne navigation. Au bord de la rivière, le