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épouvantable tragédie. « C’est en août, dit-il, que la fièvre jaune atteignit son maximum d’intensité. Chaque jour, des centaines d’habitans tombaient, victimes de la terrible épidémie. La ville était un gigantesque cimetière ; les deux tiers de la population avaient quitté la place ; les pauvres, les vieillards et les malades restaient seuls, désignés d’avance aux coups du fléau. Les maisons étaient fermées ; aux portes d’un grand nombre, une petite lampe brûlait, indiquant que la mort avait passé par là. Souvent, plusieurs personnes avaient disparu ensemble, et gisaient côte à côte dans la même maison ; un crêpe noir pendait aux fenêtres. Les magasins étaient fermés, leurs propriétaires étant tous partis ou décédés.

« L’affreuse maladie ! Il lui fallait bien peu de temps pour enlever les gens les plus vigoureux. Un léger malaise, une heure de fièvre, puis le hideux délire, et enfin la mort jaune ! Au coin des rues, dans les squares, on voyait à terre des malades, surpris là par l’épidémie. On rencontrait même des cadavres raidis et tordus. La famine survint. La viande se gâtait en quelques heures dans l’air fétide et pestilentiel, et noircissait à vue d’œil. De temps en temps, on entendait sortir d’une maison des cris atroces ; après un court intervalle, ils cessaient : la mort avait accompli son œuvre. Des hommes dévoués arrivaient alors avec un cercueil, se hâtaient d’y clouer la victime, et l’emportaient au cimetière. La nuit, un silence de plomb tombait sur la ville. A peine entendait-on le pas précipité des médecins ou des voitures emportant les morts, et, dans l’éloignement, le roulement sourd d’un train de chemin de fer passant avec la rapidité du vent auprès de la cité funeste, sans s’arrêter. »

Aujourd’hui, Memphis a recouvré la vie. La population dépasse 40,000 âmes, et le commerce va se développant tous les jours. C’est la ville charitable par excellence, et elle a bien mérité le surnom de Ville du bon Samaritain. Elle a des fonderies, des ateliers de construction, des fabriques de matériel pour les chemins de fer, et reçoit par an près de cinq cent mille balles de coton. Cinq lignes de chemin de fer viennent y aboutir, et on construit en ce moment la sixième.

Nous continuons à remonter le fleuve. Après avoir passé devant New-Madrid, nous atteignons Columbus, et naturellement la conversation roule sur la grande bataille de Belmont, qui fut livrée sur les bords du fleuve, à cet endroit, pendant la guerre de sécession, et qui se termina par la défaite du général confédéré Cheatham. En approchant de Cairo, nous manquons de détruire un bateau à vapeur qui dédaignait nos signaux et persistait à vouloir se mettre en travers de notre route. Nous faisons machine en