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— Quelle était la profondeur à Hole in the wall au moment de notre dernier passage ? me demanda-t-il.

Pour le coup, c’était trop fort.

— Vous savez bien, répondis-je avec indignation, que c’est un des plus mauvais endroits de la rivière. On est toujours obligé d’y faire du sondage, et quelquefois pendant trois quarts d’heure. Comment voulez-vous que je puisse vous dire ce qu’il y a d’eau là dedans ?

— Il faut le savoir, mon ami ; il faut connaître un à un tous les hauts fonds de la rivière, et il y en a plus de cinq cents entre Saint-Louis et la Nouvelle-Orléans. Il faut toujours savoir leur profondeur à chaque voyage et ne pas vous y embrouiller, car elle ne se ressemble pas toujours deux fois de suite.

Je me sentais défaillir.

— C’est fini, dis-je, je donne ma démission. Pourquoi ne me demandez-vous pas de ressusciter les morts pendant que vous y êtes ? Jamais je ne ferai un pilote, je le vois bien !

— Allons, taisez-vous, me dit mon patron ; j’ai dit que je vous apprendrais le métier, et quand j’ai dit une chose, c’est réglé. Vous le saurez ou je vous tuerai.

Il le fit comme il l’avait dit, le traître. Non-seulement je finis par savoir mètre par mètre, pour ainsi dire, la profondeur du fleuve, mais encore j’appris à lire sur la surface de l’eau les difficultés que nous cachaient les profondeurs. J’appris à discerner les bancs de sable sans les voir, à distinguer les bluff-reefs des wind-reefs, à deviner les snags[1], à éviter les mille trahisons dont le Mississipi sème le chemin des navigateurs. Il me serait impossible de dire comment j’en vins à bout. L’instinct, en s’affinant, jouait le plus grand rôle dans cette science toute pratique. La rivière était comme un livre merveilleux, fermé pour le vulgaire, et qui s’ouvrait pour moi sans réserve, me livrant tous ses secrets l’un après l’autre. Et ce livre inouï contenait chaque jour du nouveau. Pendant les 1,200 milles que duraient nos traversées, chacune de ses pages avait quelque chose d’intéressant à dire, quelque chose qu’il fallait savoir. La moindre ride à la surface de l’eau, insignifiante pour nos passagers ordinaires, avait pour moi toute la valeur d’une phrase en italiques, pleine de révélations curieuses ou de mystérieux avertissemens. Et ce qui n’était pour un œil ordinaire que

  1. Les bluff-reefs sont des rides produites à la surface de l’eau par un banc de sable sous-jacent. Les wind-reefs sont des rides analogues, mais qui sont produites par de simples courans d’air ou des déviations dans le flot, et qui n’indiquent aucun danger Le snag (litt. bosse, nœud), est un tronc d’arbre retenu au fond par des racines et incliné dans le sens du courant. Lorsqu’il est entièrement sous l’eau, et qu’un navire vient se heurter sur la pointe, il peut causer les plus graves avaries.