Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/889

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il racontait en détail les péripéties de sa rude et sauvage adolescence, l’éducation d’un pilote à bord des grands steamers qui couraient le long du fleuve, toutes les gloires et toutes les émotions de cette navigation périlleuse, aujourd’hui réduite à sa plus simple expression. C’était une race d’hommes à part que ces marins d’eau douce, affronteurs de dangers devant lesquels le loup de mer le plus endurci eût reculé peut-être. Leur océan, pour plus étroit, n’en avait pas moins ses tempêtes et ses naufrages, plus meurtriers peut-être et plus fréquens. Mark Twain a mis à nous rendre la physionomie des hommes et du fleuve tout l’intérêt que chacun porte aux choses de son passé. Il a donné dans son livre une partie de lui-même, ce qui en fait une œuvre attrayante et vivante. Nul avant lui n’avait parlé avec tant d’amour et de détail de ce « Père des eaux » dont M. de Chateaubriand nous a légué un portrait plus magnifique que ressemblant. En France, s’il faut en croire la réputation qui nous est faite, plus d’un, de nos jours encore, bornerait son érudition géographique sur le cours du Mississipi aux pages les plus solennelles de l’auteur d’Atala. Il ne sera peut-être pas inutile d’évoquer aux yeux de notre public une conception différente du vieux Meschacébé. Elle sera moins lyrique et moins retentissante, mais aussi moins creuse et moins vague ; elle sera aussi plus vraie, de cette vérité vivifiante sans laquelle un livre n’existe pas. — J’ai cherché dans les pages suivantes à dégager l’essence de cet ouvrage, curieux à tant d’égards. Peut-être le lecteur y trouvera-t-il quelque surprise, et en même temps quelque profit[1].


I. — LE FLEUVE ET SON HISTOIRE.

Dans l’aristocratie des fleuves, le Mississipi tient le premier rang. C’est un de ceux qui prêtent le plus à l’écrivain et qui offrent le plus d’intérêt au lecteur. A tous les points de vue, il est très

  1. Il ne faut pas chercher dans ce travail, nécessairement trop court, une version littérale de l’ouvrage de Mark Twain. A mon sens, toute traduction, pour être complète, exige deux qualités, l’exactitude et le rendu. Avec un écrivain comme Mark Twain, la première est à peu près impossible à atteindre, et la seconde, très difficile. J’ai donc cherché à donner de son livre une sorte d’adaptation, ou pour mieux dire, de réduction analytique. J’ai suivi un ordre plus logique et plus intelligible pour le lecteur français ; j’ai aussi éloigné pas mal de floraisons parasites. Ce procédé, excellent pour faire connaître un auteur étranger, a un grand mérite : celui de n’être pas nouveau. Il a été pratiqué à cette place même par mon père, une trentaine d’années durant, avec un talent dont les plus anciens lecteurs de la Revue n’ont sons doute pas perdu le souvenir.