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le rire et les larmes, le trivial et le lyrique, le réalisme et la poésie. Il y a là toute une littérature, depuis le Tristram Shandy de Sterne et les fantaisies de Swift, jusqu’aux amères satires de Thackeray, qui compte peut-être plus de noms célèbres que le drame ou l’épopée. Depuis longtemps déjà on cherche à acclimater en France ces floraisons étrangères. On a beaucoup parlé de l’humour et des humoristes ; à maintes reprises on a essayé, sans réussir, de définir ce mot ambigu auquel nulle expression de notre langue ne correspond exactement. En dernier lieu, M. Taine, dans sa remarquable étude sur Carlyle, a vainement épuisé, à propos de ce substantif rebelle, toutes les ressources de son esprit pénétrant et de sa subtile analyse. Il n’a fait qu’éclairer certains côtés jusqu’ici restés dans l’ombre. Puis lorsque, de guerre lasse, on a voulu traduire, l’avortement a été bien plus complet encore. Aucune de ces diverses tentatives n’a donné le résultat qu’on en attendait ; et Voltaire avait grand’raison lorsqu’il disait, dans ses Lettres anglaises : « Pour bien comprendre M. Swift, il faut avoir fait un petit voyage dans son pays. »

C’est là qu’est la véritable explication de l’insuccès de Mark Twain en France, insuccès contredit par une renommée sans cesse croissante dans son pays. Adonné dès ses débuts à ce genre fugitif, insaisissable, qui s’échappe ou se volatilise au moment même où l’on cherche à le fixer, il a toujours vu ses ouvrages sortir exténués et vides des mains du traducteur. En outre, sa plaisanterie violente et sans mesure, son parti-pris de brutalité dans la pensée et dans le style, son mépris de toutes les délicatesses sociales, ses gaités souvent funèbres et forcées, tout, jusqu’à son langage argotique, contribuait à rendre sa réussite infiniment difficile dans le pays de Montaigne et de Voltaire. En France, le rire même a sa tenue et sa discrétion ; il y faut un certain art, des habiletés, des transitions et des ménagemens. On peut dire qu’au fond de tout lecteur français il y a un académicien qui sommeille ; or, le talent de Mark Twain n’a rien de commun avec le genre académique. Ajoutons qu’en certain endroit de ses œuvres, l’irrévérencieux Yankee s’est permis de s’amuser de nos faiblesses, d’éplucher nos travers et de railler notre politique et nos politiciens, nos faux grands hommes et nos petitesses trop vraies. Il a même été plus loin et ne s’est pas gêné pour tourner en ridicule certaines manifestations plus tapageuses qu’intelligentes, où l’art du charlatan se combine avec un patriotisme verbeux. En un mot, il a en le très grand tort de ne pas toujours prendre au sérieux la nation la plus spirituelle du monde. Faut-il s’étonner, après cela, que notre sympathie