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n’est pas aussi forte en réalité qu’en apparence ; la petite culture, qui morcelle les locations, fait souvent l’illusion de la disparition de la grande propriété. Toutes les catégories d’exploitations supérieures à 3 hectares se trouvent moins nombreuses en 1880 qu’en 1866. A partir de 10 hectares, la décroissance, d’une époque à l’autre, devient très forte : on constate 25,983 exploitations de 10 à 20 hectares, en 1880, contre 30,996 en 1866, 7,749 de 20 à 30 hectares à la date la plus récente contre 9,967 à la date la plus éloignée, 3,023 de 30 à 40 hectares contre 3,982, 1,414 de 40 à 50 hectares contre 2,114, 3,403 exploitations de plus de 50 hectares, en 1880, contre 5,527 en 1866.

Qu’on l’approuve ou qu’on le blâme, le morcellement, soit des héritages, soit tout au moins des cultures, a donc fait son œuvre dans toute l’Europe occidentale et centrale, aux États-Unis d’Amérique même, depuis cinquante ans, depuis vingt ans, depuis quinze. Ceux qui croient, sur la foi d’une légende, que la France a le monopole de la petite propriété ou de la petite culture, ferment les yeux à l’observation. Ceux qui pensent qu’une révolution violente, accompagnée de bannissemens et de confiscations, était nécessaire pour diviser les vastes domaines et faire sortir du sol des légions de petits propriétaires, ceux-là montrent une singulière ignorance de faits qui sont universels. Les hommes d’état étourdis et impérieux, les philosophes sentimentaux et emportés, qui recommandent les moyens artificiels, l’expropriation des terres seigneuriales, les avances par l’état aux paysans, les prêts gratuits ou à bas intérêts à des associations coopératives, pour constituer la petite propriété agricole, ceux-là aussi sont de médiocres observateurs. Partout où la population se fait dense et jouit de la liberté, où la terre est affranchie des liens d’une législation restrictive, d’une procédure obscure et coûteuse, de droits de transfert élevés, elle se subdivise, elle change de mains, elle devient mobile et agile, elle revêt successivement, suivant les variations des circonstances économiques, les formes qui conviennent le plus au service essentiel qu’elle doit rendre, qui est de fournir à l’humanité la plus grande part possible de denrées et de jouissances. Un écrivain anglais, lady Verney, voulant frapper à la tête la petite propriété foncière, s’appliquait, dans des livres plus divertissans et plus spirituels que sérieusement préparés, à tourner en ridicule les paysans propriétaires de la Limagne et de la Savoie. Elle eût pu tout aussi bien diriger ses sarcasmes sur les petits exploitans belges, ou hollandais, ou rhénans, ou wurtembergeois, ou sardes mêmes. En dehors de l’Angleterre, qui se trouve placée sous un régime artificiel, la petite propriété et plus encore la petite culture se font une part de plus