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une petite diablesse, et cependant ses gestes et ses mouvemens n’avaient rien qui rappelât les ignominies du bal Mabille. A la fin, les cinq danseurs se levèrent. C’était le moment critique. Ici, me dit-on à l’oreille, les notions de la décence commencent à se troubler. En effet, les jambes, si longtemps condamnées à l’immobilité, semblaient vouloir prendre leur revanche. C’étaient des sauts de carpe, des bousculades, une ronde infernale indescriptible. Terpsichore, voile ta face !

Le capitaine et moi, nous pensions que c’était le moment de nous retirer et de donner ainsi aux jeunes officiers du bord le bon exemple qu’ils n’eurent garde de suivre. J’avoue que je partis avec regret, tant ce spectacle, attrayant et repoussant à la fois, me semblait étrange, bizarre, original et bien au-dessus de ce que, dans ce genre, peuvent produire nos scènes d’Europe. Regardez ces effets changeans de lumière. Tantôt les flammes du foyer inondent les danseurs de vives clartés, tantôt les ténèbres les enveloppent ; alors on ne devine leur présence qu’à l’éclat de leurs yeux, qui percent l’obscurité. Plus loin tout serait pénombre, sinon nuit profonde, n’étaient des reflets mystérieux qui, venant on ne sait d’où, errent dans la salle, sautillent de lète en tête, laissent entrevoir des chevelures noires ornées de plumes et de fleurs, des figures sauvages, des regards fixés sur la scène. Ajoutez le bruit du tam-tam et du feuillage de la haute futaie du dehors, le hurlement des rafales, la chaleur étouffante, les parfums du fou nourri avec du bois odoriférant. Quelle scène, bizarre, étrange, enivrante ! Le sublime et le grotesque, un cauchemar, un conte d’Hoffmann, une vision de Dante ! Au sortir de ce lieu, j’aperçois Checco, comme toujours en pareille occasion flanqué de deux matelots. Il est indigné et me dit : Questo è l’infeno. Io l’ho veduto dipiuto. Era tale quale[1].

Et dire que les mêmes femmes qui se livrent, à peine vêtues, à ce genre de plaisirs, s’en vont le dimanche à leur église, enveloppées de la chemise réglementaire et portant à la main un gros livre d’hymnes ! Je comprends le découragement qui doit parfois assombrir la vie des missionnaires, condamnés au supplice des Danaïdes.


Tutuila, 25 au 29 juin. — Éole ne nous gâte pas. Pendant vingt-quatre heures des torrens de pluie, le vent debout, la mer houleuse. Mais ce matin tout nous sourit, le ciel, la mer, la terre. L’Espiègle rase la haute île de Tutuila, double quelques promontoires à pic lavés par les vagues, entre par une passe étroite dans

  1. C’est l’enfer, je l’ai vu en peinture. C’était absolument cela.