Page:Revue des Deux Mondes - 1886 - tome 73.djvu/842

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Norfolk et le marquis de Bute, qui ne possèdent, l’un que 18,000 hectares et l’autre que 47,000, mais qui en obtiennent des rentes un peu supérieures aux 5,750,000 francs dont le duc de Buccleugh doit se contenter.

Ce sont là des fiefs : leurs titulaires, pour la plupart, en font un bon usage et cherchent à se faire pardonner, par leurs immenses travaux, une aussi colossale occupation du sol. Il n’en fut pas toujours ainsi, et l’on a gardé le souvenir de la sauvage expulsion de 15,000 tenanciers accomplie par une duchesse de Sutherland vers 1815. Leduc actuel, qui dessèche les marécages et assainit toute une contrée, s’efforce de jeter l’oubli sur cette barbarie. Le duc de Buccleugh n’a pas employé moins de 12 ou 13 millions de francs pour creuser à ses frais le port de Granton, qui, situé près d’Edimbourg, sert de débouché à toute une partie de l’Écosse. Ce sont les grands seigneurs écossais ou du nord de l’Angleterre qui, dans la première partie de ce siècle, devancèrent les bienfaits des chemins de fer par les merveilleuses entreprises de canalisation intérieure, dont le commerce de leur patrie reçut une si vive impulsion.

Des domaines si colossaux, quand d’ailleurs les substitutions les rendent en quelque sorte perpétuels, ne peuvent échapper, malgré toute la générosité et l’activité féconde de leurs possesseurs, à l’envie publique et à la critique légitime. Ce sont, dans la rigueur du mot, des monopoles terriens ; l’étendue en est trop vaste et ils ne sont pas assez entourés et pénétrés de cette ceinture de petits propriétaires, dont nous célébrions tout à l’heure l’utilité, pour qu’ils puissent répondre aux conditions économiques d’une parfaite culture. Il fallait toute la popularité dont jouit M. Gladstone en Écosse pour qu’il n’excitât pas l’hilarité de ses auditeurs quand, il y a deux ou trois ans, parlant de la crise agricole et ayant quelque vague réminiscence de son séjour d’hiver dans le Var ou dans les Alpes-Maritimes, il disait : « Ne faites plus uniquement du blé, ni même du bétail, faites des roses. » Le célèbre orateur oubliait à ce moment non-seulement les brumes de la Grande-Bretagne, mais la constitution de la propriété dans ce pays : le paysan provençal qui cultive comme des produits rémunérateurs et les roses et les fruits exquis, ne jouit pas seulement du bienfait du soleil méditerranéen ; l’histoire et nos lois et nos coutumes lui ont fait un autre don précieux, qui est presque indispensable à ces délicates cultures, la petite propriété.

On conçoit que l’esprit public britannique, obsédé de la pensée de ces propriétés géantes, soit enclin aux solutions radicales. Que le livre américain de M. Henri George, Progress and Poverty, ce pamphlet spirituel et superficiel contre la propriété foncière