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labours, pour les épierremens, pour les sarclages, pour la taille de la vigne, pour la moisson, pour les vendanges, font des journées qui jettent dans sa caisse des écus ou des louis : il consacre à son propre lopin des heures surérogatoires, des heures supplémentaires ; la culture ainsi, quoique très soignée et très productive, ne lui en coûte rien ou presque rien. Il tire d’autres profits encore de ce précieux voisinage. Le grand propriétaire de nos jours, ce n’est plus nécessairement le hobereau gaspilleur et appauvri, c’est fréquemment le financier enrichi, l’industriel ou le commerçant retiré des affaires, qui se sont épris de la campagne, de la culture et des coûteux essais : la grande propriété est le luxe intelligent des millionnaires ; les machines nouvelles, les méthodes pratiquement incertaines, mais prônées par la science, les beaux reproducteurs, les croisemens de race, les substitutions d’une culture à l’autre, les remèdes sans cesse inventés contre les maladies, chaque jour plus nombreuses, des plantes, ce sont eux qui se chargent de toute cette besogne nécessaire, aléatoire et dispendieuse. La grande propriété fait des expériences pour le profit de la petite. Le paysan propriétaire est là à une école gratuite, à une leçon de choses ; il regarde avec intérêt et scepticisme son entreprenant voisin et si, entre dix ou entre cent, une de ces nouveautés tourne à bien, quand le succès a été vingt fois démontré, le petit propriétaire devient imitateur sans aucuns risques. Il adopte le cépage nouveau, la greffe nouvelle, l’assolement récent, le procédé qui mettait le sourire à ses lèvres quand il en faisait l’essai comme salarié du riche. Ainsi la grande propriété instruit la petite ; la première seule peut avoir et les vastes capitaux, et l’audace soutenue, et, sinon toujours la science, du moins le reflet de la science. Proudhon, qui, dans l’inextricable fatras de ses divagations, foisonne en mots de génie, a écrit cette ligne si vraie : « Pour déterminer la décadence de l’industrie agricole dans mainte localité ou, du moins, pour en arrêter le progrès, il suffirait peut-être de rendre les fermiers propriétaires[1]. » Puis, de même que la petite propriété crée une assurance pour le maintien de la valeur de la grande, celle-ci, à son tour, dans des circonstances données, assure le maintien de la valeur de la petite. Aux heures sombres des catastrophes, quand un fléau inattendu fond sur la terre, supprime non pas pour une année, mais pour une série d’années, les récoltes, le phylloxéra, par exemple, puisqu’il faut l’appeler par son nom, la petite propriété tombe dans la détresse et l’impuissance : elle n’a plus, en général, les réserves qui lui permettraient de traverser les années d’épreuve et de reconstituer la culture. C’est alors la grande

  1. Contradictions économiques, t. I, p. 185.