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les autres chefs. Il échoua et n’eut à choisir qu'entre la ruine ou l’abdication ; l’Angleterre n’avait pas d’autre alternative que d’annexer ou d’abandonner aux chances du hasard ses sujets établis dans les îles.

L'analogie saute aux yeux. Il y a à Samoa des intérêts considérables à sauvegarder. Les quelques croisières anglaises et allemandes qui arrivent de temps à autre peuvent bien redresser des torts individuels, elles ne peuvent pas garantir d’une manière permanente le maintien de l’ordre public; et les intérêts en cause peuvent être compromis d’un moment à l’autre aussi longtemps qu'une paix stable n’aura pas succédé aux guerres intestines de tribu qui se reproduisent comme les fièvres intermittentes. Cette paix suppose un gouvernement régulier et fort qui est impossible en l’absence d'un chef assez puissant à qui le confier. Un simulacre de roi ne suffit pas. Melietoa n’est pas à la hauteur de la situation. C'est, à tous égards, un pauvre sire.


Nous menons joyeuse vie à Apia. La présence d’un bâtiment de guerre est un petit événement. Il met un peu de variété dans l’existence, assez terne, des résidens. Dîners à bord, dîners à terre, excursions à cheval et en bateau. Quel contraste avec la douce monotonie de la vie à bord ! Mais c'est pour la bonne bouche, pour la veille de notre départ, qu'on nous a réservé un sava, une soirée dansante arrangée par MM. Stübel et Churchward dans la maison d'un grand chef du voisinage.

La nuit était noire et la pluie, fouettée par une forte brise, tombait par intervalles. La baleinière, dirigée par le capitaine Bridge, pirouettant sur les petites vagues saccadées de la lagune, échoua plus d’une fois sur des bancs de corail, mais finit par pénétrer dans la crique près de laquelle se trouve la résidence du chef. Après que nous y eûmes pris le kava en compagnie des notables de la tribu, avec les cérémonies voulues, on nous mena à la hutte destinée aux réunions publiques.

Là, un étrange spectacle s’offrit à nos regards. La salle était remplie de monde. Au milieu, près des trois arbres qui supportent le faîte du toit et qu'on avait ornés de guirlandes de fleurs et de feuilles, brûlait un grand feu. C'était le seul éclairage. Les consuls d’Angleterre et d'Allemagne, les officiers et quelques matelots de l’Espiègle, deux ou trois résidons d’Apia formaient le public européen. Les spectateurs de couleur, hommes et femmes, appartenaient aux couches supérieures du monde indigène. Ce ne fut qu'à force de coups de coude que le corps de ballet put se frayer passage à travers la multitude.