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a rien de plus vrai. On pourra dire, il est vrai, que plusieurs de ces villages de la Provence étaient habités par d’anciens vaudois, que l’hérésie y couvait au fond des âmes et qu’on y était, pour ainsi dire, aux aguets des doctrines nouvelles, ce qui explique qu’on en ait en si vite connaissance. Mais le christianisme aussi s’est développé chez des gens qui l’attendaient, qui le souhaitaient, qui étaient disposés à le bien recevoir. Les juifs, qui l’ont les premiers accueilli, avaient débordé sur le monde entier ; mais partout ils se regardaient comme exilés, tenaient les yeux fixés sur leur patrie et communiquaient sans cesse avec elle. Qu’y a-t-il donc d’extraordinaire qu’ils aient su bientôt l’histoire tragique du Christ, et, comme ils exerçaient une grande influence sur ceux qui les approchaient, qu’ils l’aient fait connaître autour d’eux ? N’est-il pas un peu singulier que ceux qui ne veulent pas croire à la diffusion rapide du christianisme soient précisément les mêmes qui montrent avec le plus de complaisance que son succès était de longue main préparé, qu’il est venu à son heure et qu’avant même qu’il fût né, il y avait comme un mouvement des esprits qui les portait vers lui ? S’il en est ainsi, et je ne crois pas qu’on puisse le nier, qu’y a-t-il de surprenant à croire que des gens qui l’attendaient l’aient bien accueilli, et que, par conséquent, il ait eu d’abord beaucoup de disciples ? C’est plus tard, lorsqu’il est sorti de ces premières couches et qu’il a voulu entamer la bourgeoisie et le grand monde romain, que sa marche est devenue plus lente. Il s’est heurté alors à des politiques qui ne voulaient rien changer aux institutions du passé, à des lettrés que les charmes de la poésie et des arts rattachaient aux anciennes croyances, et il a trouvé plus de peine à les convaincre. Mais s’il est naturel que ses progrès aient été alors moins faciles, on comprend très bien qu’au début, tant qu’il s’est développé dans un milieu favorable et bien disposé, il se soit propagé très vite. Voilà, je le répète, ce qui est vraisemblable, et il me semble que le bon sens confirme entièrement le témoignage de Tacite et de Pline. — D’où il résulte que l’argument qui prétend conclure du petit nombre des chrétiens au petit nombre des martyrs n’a aucune valeur.

Il faut donc chercher d’autres raisons et s’adresser ailleurs pour résoudre la question qui nous occupe. Elle serait vidée si les documens officiels de l’empire romain existaient encore. Pour savoir au juste combien chaque persécution a fait de victimes, nous n’aurions qu’à consulter les archives de l’état. Les affaires criminelles donnaient lieu à de nombreuses procédures, et nous pouvons être certains qu’on avait grand soin de les conserver. Jamais la minutie administrative n’a été poussée plus loin qu’alors. Cette époque est avant tout paperassière. Un fonctionnaire impérial ne marche jamais qu’accompagné de secrétaires (scribœ) et de sténographes