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vraisemblance qu’on expurge Pline et Tacite ; c’est d’elle qu’on s’arme pour supprimer des passages importans de leurs œuvres ; on affirme qu’ils ne peuvent pas les avoir écrits, ou que même, quand ils en seraient les auteurs, ils n’ont pas su ou n’ont pas dit la vérité. On proclame enfin, comme un principe qui n’a pas besoin d’être démontré, qu’il n’est pas possible qu’une religion fasse en si peu de temps d’aussi grands progrès.

J’avoue que cette assurance me confond. Est-il donc raisonnable de trancher d’un mot des questions si obscures, si mal connues ? Connaît-on assez bien l’histoire des religions et les lois qui président à leur développement pour prétendre fixer d’une manière aussi précise le temps qu’elles mettent à se répandre ? Est-on certain que les choses ne se soient jamais passées comme les auteurs ecclésiastiques le soutiennent et qu’il n’y ait pas en de religion dont les progrès aient été aussi rapides ? — Voici un exemple qui prouvera, je l’espère, ce qu’il y a d’excessif et de périlleux dans ces affirmations ambitieuses. Les événemens que je vais rapporter ont fait peu de bruit dans le monde. Ils ont en pour théâtre quelques villages ignorés sur lesquels personne n’avait les yeux. Ils n’en ont pas moins cette importance qu’ils nous permettent de répondre par des faits précis à des généralités vagues.

Il y a quelques mois, en fouillant les Archives des Bouches-du-Rhône, un savant fut très étonné de découvrir qu’en 1530 les doctrines de Luther étaient parvenues jusque sur les bords de la Durance. A Lourmarin, à Pertuis (arrondissement d’Aix), à Laroque-d’Anthéron (arrondissement d’Apt) et dans d’autres petits villages de la même contrée, les nouvelles opinions comptaient beaucoup de partisans. Le parlement d’Aix, qui en fut averti, résolut de punir les coupables. Il envoya des sergens dans les endroits qu’on prétendait infestés par l’hérésie. A Peypin-d’Aigues, petit hameau du canton de Pertuis, on nous dit que « les manans et habitans du lieu se mirent tous en fuite et ne se trouva plus personne ; » ce qui prouve qu’ils étaient tous luthériens. On ne put saisir que quelques misérables, qui furent brûlés en cérémonie[1]. À ce moment, Luther vivait encore et il y avait dix ans à peine qu’il s’était séparé de l’église ! Cependant ses doctrines avaient voyagé du fond de l’Allemagne jusqu’au pied des Alpes ; elles s’étaient glissées dans des villages obscurs, parmi des paysans qui n’entendaient pas un mot de la langue qu’il parlait. Voilà ce qui paraît bien plus invraisemblable que de voir le christianisme arriver en trente ans d’un canton de la Judée dans la capitale même de l’empire, où toutes les agitations du monde venaient aboutir. Et pourtant il n’y

  1. Voyez le Bulletin du comité des travaux historiques, 1884, n° 4.