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principalement sur l’effroyable rigueur des supplices. On se demande s’il est croyable que des princes comme Trajan ou Marc Aurèle aient commandé ces horreurs, et que les contemporains de Sénèque en aient souffert le spectacle ; et l’on conclut qu’il n’est pas possible que ces scènes affreuses se soient produites dans un temps si éclairé et si humain. Voilà, en deux mots, l’un des argumens les plus souvent invoqués contre le récit officiel des persécutions.

Mais ceux qui raisonnent ainsi me paraissent oublier que les deux premiers siècles de l’ère chrétienne sont un âge complexe, où les contraires se mêlent : siècles de progrès et de décadence, de grandes vertus et de vices énormes, dont on peut dire, tour à tour et sans injustice, beaucoup de bien et beaucoup de mal. C’est pour n’avoir vu qu’une des faces du tableau qu’un grand nombre d’écrivains ont embrouillé cette question, déjà si obscure, des origines du christianisme. Ceux qui sont plus frappés du mal que du bien, et qui ne songent qu’aux exemples épouvantables de débauche et de cruauté donnés par les empereurs et les gens qui les entouraient croient cette société irrémédiablement corrompue, et quand ils y trouvent par hasard quelques personnages vertueux, quand ils lisent, dans les ouvrages de ses grands écrivains, quelques vérités élevées, ils ne veulent pas croire qu’elle ait pu les tirer d’elle-même, et sont amenés à penser qu’elle les doit à quelque influence chrétienne. C’est, par exemple, ce qui a fait imaginer la fable des rapports de Sénèque et de saint Paul. En revanche, ceux qui sont convaincus que Sénèque n’a rien emprunté aux doctrines du christianisme, ce qui est la vérité, et qui regardent les belles pensées qu’on trouve dans ses œuvres comme le produit naturel du progrès qu’avait fait la raison humaine en cinq ou six siècles de recherches philosophiques, arrivent à juger toute cette époque par ces pensées généreuses et ne veulent plus la croire capable des crimes qu’on lui attribue. Ils se révoltent quand on vient leur dire que, dans un siècle si poli, si lettré, si préoccupé de sagesse, si épris d’humanité, où les philosophes proclamaient « que l’homme doit être sacré pour l’homme, » on ait pu témoigner pour la vie humaine le mépris insolent qu’atteste l’histoire des persécutions. C’est qu’ils oublient qu’à côté de ces enseignemens philosophiques, où quelques âmes d’élite pouvaient prendre des leçons discrètes de justice et de douceur, il y avait des écoles publiques de cruauté, où toute la foule allait s’instruire. Je veux parler de ces grandes tueries d’hommes dont on donnait l’exemple au peuple pendant les fêtes publiques. Il s’y accoutumait à voir couler le sang, et c’est un plaisir dont il lui est très difficile de se passer quand il en a pris l’habitude. Non seulement il l’exigeait