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décider que les gens d’autrefois n’ont pas pu penser ou agir comme on nous le dit, parce que ceux d’aujourd’hui penseraient ou agiraient autrement. C’est là peut-être la plus grande source d’erreurs. Chaque siècle a ses opinions et ses habitudes, ses façons de faire ou de voir qui risquent de n’être pas comprises du siècle suivant. Les sentimens même qui nous semblent les plus profonds, les affections les plus générales, les plus naturelles, sur lesquelles repose la famille et la société, sont susceptibles de changer d’aspect d’une époque à l’autre. N’est-il pas tout à fait singulier, ne semble-t-il pas impossible qu’au temps des Césars et des Antonins, dans cet éclat de civilisation et d’humanité, on ait trouvé tout simple qu’un père exposât son enfant devant sa porte et l’y laissât mourir de froid et de faim, quand il ne lui plaisait pas de l’élever ? Cet usage a pourtant duré jusqu’à Constantin sans qu’aucune conscience honnête se soit soulevée d’indignation, et Sénèque lui-même n’en parait pas étonné. Il en est de même de certains faits fort étranges qui se passaient dans les temples de l’Asie et qu’Hérodote nous a complaisamment racontés. Voltaire, qui les juge d’après les mœurs de son siècle, les trouve tout à fait absurdes et s’en égaie beaucoup : « Vraiment, dit-il, il ferait beau voir nos princesses, nos duchesses, madame la chancelière, madame la première présidente, et toutes les dames de Paris donner, dans l’église Notre-Dame, leurs faveurs pour un écu ; » et il en prend occasion de maltraiter cruellement ce pauvre Larcher, qui se permettait de défendre les récits d’Hérodote. Ils sont vrais pourtant, quoique fort peu vraisemblables, et il n’y a personne aujourd’hui qui ne donne raison à Larcher. Voltaire s’est donc quelquefois trompé, et nous nous tromperons comme lui si nous nous croyons le droit de nous prononcera la légère, d’après nos soupçons et nos répugnances, si nous regardons comme faux tout ce qui contrarie nos idées, tout ce qui nous arrache à nos habitudes, tout ce qui n’est pas conforme à nos opinions. Avant de récuser le témoignage d’un historien sérieux, il faut nous livrer à une enquête approfondie, sortir de notre temps, nous faire les contemporains des faits qu’on raconte, et voir alors s’il est vraiment impossible qu’ils se soient passés comme on le prétend.


II

Appliquons cette règle à la question qui nous occupe. Quels motifs allègue-t-on d’ordinaire pour établir que les tableaux qu’on nous fait des persécutions ne sont pas vraisemblables ? — D’abord on insiste sur la dureté des lois, qui, selon les apologistes, furent promulguées contre les chrétiens, sur la cruauté des juges, et