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l’héroïque épopée, oublier complètement l’esprit et le langage humanitaires de 89. Dans ce second homme, reconnaissez le fils de Baudin des Ardennes. Charles Baudin, capitaine de la Bayadère ou commandant en chef de l’expédition du Mexique, croirait manquer au sang dont il est sorti s’il ne cherchait, dans les régions les plus élevées de la philosophie chrétienne, le principe de ses discours et de sa conduite. Sa voix eût retenti avec autant d’éclat à la tribune que dans la mêlée ; quelquefois même, — n’essayons pas de le dissimuler, — nous entendrons cette voix, faite pour les grands accens, s’enfler au-delà de ce qu’exigeraient peut-être les circonstances. Nous la trouvons trop forte ; n’est-ce point parce que tout s’est rapetissé autour de nous, les peuples et les événemens ?


IV

Il fallut près d’un mois à la division, partie de Cadix le 11 septembre 1838, pour atteindre la côte de Saint-Domingue. Déjà les épreuves commençaient : 300 artilleurs de la marine et 25 soldats du génie avaient été embarqués à Brest sur la Néréide. A Cadix, on répartit ce contingent entre les trois frégates : il n’en resta pas moins, tant matelots que soldats, près de 600 hommes à bord du navire amiral. « L’augmentation de personnel résultant de la présence des troupes passagères, écrivait l’amiral le 13 octobre, nous met fort à court d’eau. Nous avons en des chaleurs affreuses depuis que nous sommes dans la mer des Antilles ; les équipages ont beaucoup souffert de la soif ; toutes les précautions possibles n’ont pu empêcher les matelots et les soldats passagers de s’abreuver d’eau de mer, au grand détriment de leur santé. J’ai pris le parti d’écrire au consul général de la Havane d’affréter tous les quinze jours un navire de commerce pour porter à ma division devant Vera-Cruz un chargement d’eau et de vivres frais. Je sais que ces mesures causeront des dépenses que probablement Votre Excellence n’avait pas prévues ; mais, en fait d’expéditions militaires, ce qui est économique, c’est ce qui assure le succès. Rien n’est plus dispendieux que ce qui ne réussit pas. » L’amiral Baudin, si discipliné qu’il se proposât d’être, l’a toujours pris de haut avec les ministres. Ce que je crois pouvoir garantir, — car je l’ai très intimement connu et je demeure encore pénétré de ses bontés, — c’est qu’il ne s’en apercevait pas. Il faisait la leçon à des gens qui s’imaginaient n’avoir qu’à lui donner des ordres ; il la faisait parfois d’une façon un peu sentencieuse, comme il convient à un homme qui s’inspire toujours des motifs les plus nobles et qui reste patriote dans un temps où le culte de la patrie est loin d’embraser au même degré toutes les âmes.