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l’indépendance de la magistrature ; on laisse pour le moins tout passer, et on ne s’aperçoit pas qu’à ce triste jeu rien ne se fonde. Tous les ressorts s’usent, la force intime d’une société s’épuise, le sens moral s’éclipse ou s’émousse. On vit sans doute encore de la vie ordinaire, on a pour quelques mois une majorité. La désorganisation ne suit pas moins son cours, et un jour ou l’autre éclate à l’improviste quelque incident tragique comme cet effroyable meurtre des mines de Decazeville, éclairant d’une lumière sinistre un état moral qu’on a contribué à créer. Comment en serait-il autrement ? Pendant des années on échauffe par des déclamations violentes des ouvriers soumis à un rude labeur. On ne cesse de leur dire qu’ils sont les victimes d’un ordre social inique, qu’ils doivent travailler moins et avoir de plus gros salaires, que leurs patrons sont leurs ennemis, qu’ils ont tous les droits de la guerre contre ceux qui les exploitent. On excite leurs passions, on irrite leurs misères : un moment vient où la férocité se déchaîne, et un malheureux ingénieur est traîné sanglant dans les rues, victime de quelques furieux. Ceux qui ont excité les meurtriers en seront quittes pour dire que c’est un fait de guerre sociale ! Que le gouvernement soit le premier à éprouver l’horreur d’un tel crime et à poursuivre une répression nécessaire, nous n’en doutons certainement pas. Il ne ferait cependant pas tout son devoir s’il n’y réfléchissait pas un peu, dans l’intérêt de la république qu’il dirige. Ce serait se tromper étrangement de se figurer que cette fureur qui se manifeste depuis quelques années tantôt par un meurtre, tantôt par des explosions de dynamite, n’est qu’un simple accident. Elle tient plus qu’on ne pense aux défaillances d’une politique qui, en subissant de plus en plus les influences extrêmes, se désarme elle-même. Elle est la suite d’une désorganisation croissante, d’une diminution des forces morales, et c’est ainsi, si on n’y prend garde, qu’une nation insuffisamment gouvernée et protégée est exposée à n’avoir plus sa vraie place dans le monde.

C’est toujours et aujourd’hui plus que jamais pour l’Europe une question de savoir si elle échappera définitivement aux périlleuses conséquences de la crise qui s’est ouverte pour elle avec les récens événemens des Balkans. La guerre reste sans doute encore suspendue entre la Serbie et la Bulgarie. L’armistice qui a été signé n’expirera qu’au mois de mars ; mais la diplomatie ne pouvait évidemment attendre le dernier jour de l’armistice sans tenter un effort décisif pour le rétablissement de la paix orientale. Cet effort, elle l’a tenté depuis quelques semaines, soit par un travail particulier de persuasion auprès des états des Balkans, soit par des démarches collectives, et si la négociation a rencontré d’abord quelques difficultés assez graves, elle parait être décidément entrée depuis quelques jours dans une phase moins obscure, plus rassurante. La première difficulté pour les