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finit par devenir une suite de représailles entre blancs et indigènes.

Mais il y a aussi, parmi les traders, de fort braves gens, et, ce qui vaut la peine d’être noté, le métier, naguère assez mal famé, se moralise à vue d’œil depuis que les communications avec le monde civilisé se multiplient, que l’acheteur indigène apprend peu à peu la valeur réelle de la marchandise qu'on lui offre, et que le jour commence à se faire dans des régions jusqu'ici enveloppées de ténèbres.

Les armes à feu, je l’ai dit, sont l’article le plus recherché par les indigènes. C'est surtout le cas quand on fait la guerre ou quand on s’y prépare. Quoique le temple de Janus ne se ferme jamais dans les îles de l’Océanie, les habitans de race mélanésienne sont des poltrons. Chez eux, la guerre n’est qu'une suite de guet-apens, de massacres de femmes et d’enfans qu'on dévore après les avoir surpris et tués dans quelque chemin creux. Mais des batailles ! jamais. Tout au plus, quand, par un hasard malencontreux, les deux armées se rencontrent malgré elles, le plus brave de la bande s'avance vers l’ennemi pour lui décocher des invectives, après quoi il se sauve à toutes jambes. Les hommes de Samoa, des Polynésiens, au contraire, sont nés guerriers ; ils aiment à se livrer bataille en rase campagne.

Mais guerrier ou non, bravement ou lâchement, sauf pendant de courts intervalles, on se fait la guerre. La guerre est dans les habitudes des insulaires, et ces habitudes servent les intérêts du trader. Dernièrement, le capitaine d’une des croisières anglaises avait réussi à opérer une réconciliation entre deux grands chefs. Ils étaient venus à son bord, s’étaient embrassés devant lui et avaient juré de vivre en paix. Malheureusement, le trader de la localité avait encore une provision de fusils à vendre. La croisière n’eut pas plus tôt pris la mer, que les hostilités recommencèrent. Il est vrai qu'on n’a pas pu constater la complicité du trafiquant.

Le trader qui nous reçoit au seuil de sa cabane semble un homme de bonne composition; c'est un peu le type de Robinson Crusoé. Sa femme, une Maori d’une des réserves de l’île du nord de la Nouvelle-Zélande, nous frappe par des restes de beauté, par la noblesse de ses traits, sa haute taille et la dignité naturelle avec laquelle elle nous souhaite la bienvenue. Elle parle l’anglais plus correctement que son mari, bien qu'il soit fils d’Albion. Pendant que nous visitons ses magasins, les deux autres traders, l’un Anglais et l’autre Danois, arrivent, et tous ensemble nous nous mettons en route pour Hihipu, la capitale de l’île.

Quel magnifique tapis vert ! quelle abondance de feuillages exotiques ! Tous ces géans aux feuilles colossales incisées, veloutées,