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d’une mère, prompte à s’alarmer pour sa fille. Marie-Thérèse pourra-t-elle rien refuser au preux chevalier qui a tout souffert et tout osé pour sauver l’honneur de Marie-Antoinette ? Il se voit déjà son homme de confiance, jouant le rôle d’un grand courtier diplomatique et malhonnête entre la reine de Hongrie et le cabinet de Versailles. Il est tiré de son rêve par l’apparition soudaine de deux officiers, l’épée nue, et de huit grenadiers, suivis d’un secrétaire qui lui annonce que M. de Ronac est aux arrêts.

Il avait compté sans Kaunitz. Ce n’est pas tout d’être Scapin, il faut avoir affaire à Géronte, et Kaunitz n’était pas facile à tromper. Certains détails dont l’avait informé son auguste souveraine le mirent en défiance. Il fut confirmé dans ses soupçons par l’enquête qu’il ordonna, par les dépositions d’un postillon qui avait vu son voyageur mettre pied à terre pour aller satisfaire un besoin naturel dans le bois de Neustadt, après avoir glissé un rasoir dans sa poche. La lutte corps à corps avec un cavalier, pure fiction, conte en l’air ! Les trois malandrins, chimères et fantômes ! Les deux glorieuses blessures, Beaumarchais se les était faites adroitement avec son rasoir, à la seule fin de se rendre intéressant et en s’appliquant à combiner le souci des vraisemblances avec tous les égards qu’il devait à sa personne. Au surplus, Atkinson n’avait jamais existé que dans sa plantureuse imagination ; nul ne l’a jamais vu, nul ne l’a connu. Après lui avoir repris les exemplaires frauduleusement détournés, Beaumarchais l’a laissé courir ; il court encore, il courra toujours. Rien n’est plus commode dans certains cas que de traiter avec un homme qui n’existe point ; on est à l’abri de ses réclamations comme de ses démentis. À la vérité, le contrat n’était pas une chimère, il était muni de deux signatures ; M. de Ronac l’avait signé deux fois. Sur un seul point, Kaunitz s’était trop hasardé. Après lui, M. d’Arneth n’a pas craint d’imputer à Beaumarchais l’Avis à la branche espagnole, l’accusant d’avoir fabriqué lui-même le libelle dont il négociait, bourse en main, le rachat et la suppression. M. Bettelheim est plus circonspect, il a des doutes et ses raisons nous semblent bonnes. Mais, comme M. d’Arneth et comme le prince de Kaunitz, il est fermement convaincu qu’il n’y eut jamais d’Angelucci ni d’Atkinson. Il a vu à Vienne des brouillons du fameux contrat et des papiers où Beaumarchais s’essayait à contrefaire péniblement toutes les lettres d’une signature anglaise. Le fils de l’horloger était un homme de conseil et de main ; mais ce jour-là, il eut plus de main que de conseil, puisque le dupeur n’a dupé personne.

On aurait pu croire que cette fois, il demeurerait enseveli sous sa honte, qu’il ne lui restait plus qu’à se cacher dans un trou. Heureusement il vivait dans un siècle où la morale publique était fort indulgent aux Scapins. Versailles intercéda pour lui, Sartine plaida sa cause.