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C’est dans le voyage qu’il fit en Espagne, à l’âge de trente-deux ans, que Beaumarchais, pour la première fois, se révèle à nous tout entier. Grâce à M. Bettelheim, nous savons exactement ce qui l’attirait à Madrid et l’emploi qu’il y fit de son temps. Il emportait 200,000 francs en lettres de change que lui avait remises Pâris-Duverney et qui devaient lui servir à devenir millionnaire en un tour de main. L’Espagne, qui avait dû échanger la Floride contre une partie de la Louisiane, ne savait trop que faire de sa nouvelle acquisition ; il fallait de l’argent pour coloniser et l’argent manquait. Beaumarchais s’était chargé de fonder avec des capitaux français une compagnie de la Louisiane, et nous voyons par les Instructions secrètes qu’il adressait à ses commettans français et que possèdent les Archives de la Comédie-Française de quelle façon il entendait procéder dans son entreprise. Il prenait l’engagement d’approvisionner et de fortifier la Nouvelle-Orléans et d’autres places, de les mettre à couvert de toute insulte, de les protéger contre les convoitises anglaises. Son intention était de n’en rien faire, car, disait-il, nous sommes des commerçans et non des ministres et nous n’avons à nous occuper que du succès de notre compagnie ; tout promettre et ne rien tenir, ajoutait-il, telle doit être notre devise. Son vrai projet était d’accaparer le commerce des noirs dans les colonies espagnoles et tout le commerce de contrebande, et, à cet effet, il se proposait de fortifier un îlot situé à l’embouchure du Mississipi, pour y établir à l’abri de défenses solides des entrepôts et des magasins. En un mot, il prétendait imposer au gouvernement espagnol un marché de dupe en s’assurant tous les profits permis et en y ajoutant tous les profits illicites, sans prendre au sérieux aucune des charges qu’il se donnait l’air d’accepter. Il savait avec quelle lenteur se faisaient les enquêtes à Madrid ; il comptait que dix ans s’écouleraient avant que les ministres avec qui il traitait eussent conçu le moindre soupçon et découvert qu’on les bernait, que dans toute cette affaire, « les vues générales » servaient de couverture à des intérêts privés.

À cette chimère il en joignait une autre plus magnifique encore et plus grandiose, qu’il révélait avec une candeur d’effronterie sans pareille dans un mémoire adressé au duc de Choiseul. Il représentait à cet homme d’état que pour mettre l’Espagne dans la dépendance du cabinet de Versailles, il fallait, par l’entremise du valet de chambre Piny, tout-puissant sur son auguste maitre, donner à Charles III une maîtresse en titre, une Pompadour et il proposait pour cet office la belle marquise de La Croix, nièce de l’évêque d’Orléans, laquelle au vu et au su de tout Madrid était la maîtresse de Beaumarchais ; c’était le seul point sur lequel il n’eût garde de s’expliquer avec le duc de Choiseul : « L’Espagne gouvernée par Charles III, dit à ce sujet M. Bettelheim, Charles III gouverné par Piny, le maître et le valet de chambre