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même plus cette œuvre qui fut tant aimée ; ils la suppriment. Ils la laissent aux collégiens qui vont aux matinées avec leur grand’mère ; et si vous essayez de la défendre, surtout de la louer, ils haussent les épaules. Ils fredonnent d’un ton goguenard : Ah ! quel plaisir d’être soldat ! ou bien : Prenez garde ! prenez garde ! Et, pour quelques pages démodées, les voilà qui crient à la sénilité d’une œuvre encore jeune comme l’aurore. Attendons à soixante ans la musique dont ils nous écrasent aujourd’hui. Je m’étonnerais que celle-là fût jamais populaire : elle n’a rien à craindre des orgues de barbarie.

On rit de la pièce de Scribe comme de la partition de Boïeldieu, et de toutes deux on devrait s’attendrir. Scribe n’inventa jamais plus poétique aventure. On sait qu’il l’emprunta à Walter Scott, qui florissait alors, et qu’on n’eût pas appelé, comme l’a fait depuis un peu durement M. Taine : l’Homère de la bourgeoisie moderne. L’Ecosse était à la mode avec sa mélancolie. Le romantisme naissait, et la Dame blanche est le premier opéra-comique qu’il ait complètement inspiré. Romantisme aimable, éloigné de l’emphase et de l’exagération. Weber sentait la raison dans la musique de Boïeldieu ; elle y est, en effet, comme généralement dans toute musique française. Il est peu d’œuvres de l’époque romantique, soit en peinture soit en poésie, qui se soient, autant que la Dame blanche, gardées de l’excès. On a depuis abusé des manoirs en ruines, des orphelines élevées par les châtelaines, des revenans de minuit, des créneaux, des tourelles, de tout le décor féodal et de la friperie moyen âge ! Mais le ton de la Dame blanche est si naturel, sa couleur est si discrète, que rien en elle n’a passé. Le prestige du romantisme est évanoui ; ses fantômes se sont envolés ; mais il en reste un auquel nous croyons encore, et que nous aimons toujours, c’est la dame blanche d’Avenel.

Ah ! la simple et bonne musique ! Comme elle se laisse approcher ! Comme elle se donne ! Comme elle est naïvement belle, et belle pour tous, même pour les ignorans ! De qui l’écoute elle n’exige ni travail ni peine ; elle laisse venir les petits enfans. Faites-vous semblable à eux, et vous l’aimerez de nouveau, si par malheur vous ne l’aimez plus. Dépouillez le vieil homme, l’homme de science, l’homme de métier. Oubliez le côté technique de l’art ; n’en recherchez que l’essence pure : elle est dans cette musique-là. Oubliez les complications, les surcharges modernes, et ces maîtres obscurs, assembleurs d’accords et d’harmonies, comme Jupiter assembleur de nuages. La beauté n’est pas chez eux ; elle ne se cache pas derrière leurs énigmes. Vous rappelez-vous, dans les Caprices de Marianne, le poétique éloge de la vigne napolitaine : « Le voyageur dévoré de soif peut se coucher sous ses rameaux