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oreille à des richesses orchestrales et harmoniques, à des combinaisons ingénieuses ou puissantes dont elle ne voudrait plus se passer. Si la musique a parfois été plus belle, elle n’a jamais été mieux faite, et c’est quelque chose. Grétry écrivait déjà, dans ses Essais, que, pour faire un compositeur, « il faut la science et le génie. Celui qui n’a que la science n’a qu’une moitié du tout ; celui qui n’a que le génie a le tout, dont il ne peut rien faire ; celui qui n’a ni génie ni science est un pauvre compositeur ; celui qui a autant de génie que de science pour le mettre à profit est le meilleur de tous ; enfin, moins un compositeur a de génie, plus il se fortifie en science pour être quelque chose. » — Tout cela est fort sage. Aujourd’hui nous n’avons plus guère qu’une moitié du tout : l’autre reviendra peut-être un jour.

C’est donc à des savans que nous venons parler, sinon d’ignorans, du moins de naïfs, de primitifs. Le moindre écolier d’aujourd’hui révélerait tout un nouvel art aux maîtres d’autrefois, sauf à gagner davantage encore avec eux, si le génie s’apprenait comme le métier.

Il y a plus : l’idéal, ainsi que le procédé de la musique, s’est transformé. Cet art, le plus récent de tous, a fait, depuis le commencement du siècle, un pas considérable, et comme un bond prodigieux. Beethoven a brisé les formes primitives de la pensée, et quand ses symphonies ont paru, quand a retenti cette voix souveraine, le monde a compris que le temps des précurseurs et des prophètes était passé ; il a reconnu le dieu : ecce deus ! Tous les grands musiciens qui l’ont précédé, Italiens ou Allemands, Pergolèse et Haendel, Bach, Haydn et Mozart, se fondent en lui ; tous ceux qui l’ont suivi : Mendelssohn, Berlioz, Schumann, Meyerbeer émanent de lui. Beethoven a créé la musique contemporaine, comme Léonard et Michel-Ange ont créé la peinture de la renaissance. Il a en comme eux la révélation de l’âme moderne. Dans ses chants comme dans leurs tableaux, la nouvelle humanité s’est reconnue.

Un observateur attentif des grandes évolutions de l’art dans ses rapports avec l’histoire et la philosophie, un critique éminent, a très justement signalé cette relation étroite entre la pensée moderne et la musique. Après nous avoir montré la musique couvant pendant un siècle et demi en Italie, de Palestrina à Pergolèse, puis éclatant dans les psaumes de Marcello, dans les fugues austères et les graves cantates de Bach, belle comme l’antique chez Gluck, souriante chez Haydn et chez Mozart, M. Taine aborde la musique moderne : « Rien d’étonnant, dit-il, dans l’apparition de ce nouvel art ; car il correspond à l’apparition d’un nouveau génie, celui du personnage régnant, de ce malade inquiet et ardent que j’ai essayé de vous peindre ; c’est à cette âme que Beethoven, Mendelssohn, Weber ont