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monts qu’il s’agit ici, c’est de l’existence même, — seul, dis-je, dans ce prodigieux mouvement, un homme est demeuré froid. Durant six semaines, pendant qu’aux autres armées sonne le pas de charge, lui, sans se presser, méthodiquement, il s’attarde à détruire maison par maison des quartiers entiers dans une ville française et s’occupe à supputer ce qu’il en pourra bien coûter aux muscadins. Une seule fois, tout à la fin, il paie de sa personne et va de l’avant. Qu’attend-il donc pour marcher ? et qu’attend la Convention pour le rappeler ? Elle n’y a pas fait tant de façons avec Biron, avec Houchard, avec Custine, avec Brunet. Ah ! si Dubois-Crancé n’était pas soutenu, comme il l’est encore, aux Jacobins !

Enfin, elle se décide : à Kellermann, qui, sous le prétexte des Sardes à contenir, n’a jamais paru devant Lyon, trop heureux de laisser à un autre cette triste besogne, elle donne pour successeur Doppet. C’était, a dit Jomini, « une espèce de montagnard illuminé, mais très propre à seconder les vues de la Convention pour la réduction de la ville rebelle. » En effet, à peine arrivé, le 26 septembre, à peine a-t-il pris la direction du siège qu’un plan d’offensive vigoureuse est adopté. Les hauteurs de Sainte-Foix, vivement attaquées, tombent avec le pont de la Mulatière entre ses mains. Quelques jours plus tard, le 9 octobre, après une tentative désespérée de Précy pour rompre les lignes, le général montagnard entrait sans résistance dans Ville-affranchie. C’est le nom que va désormais porter Lyon.

Dubois-Crancé n’avait été pour rien dans ces dernières actions. Remplacé de fait par Doppet depuis le 26 septembre, il avait même perdu, depuis le 6 octobre, sa qualité de représentant en mission, et ce fut en simple particulier, en isolé, presque à la dérobée, qu’il se glissa dans la ville et qu’il put contempler son ouvrage. Ainsi se termina pour lui cette campagne de deux mois et demi (12 juillet — 26 septembre), si sévèrement jugée par la plupart de ses contemporains.

Tardivement entreprise, après des tentatives de conciliation au moins inutiles, conduite avec un mélange de mollesse et de barbarie, sans confiance et sans élan, par un temporisateur où il eût fallu un audacieux, personne n’avait encore en l’idée de la représenter comme une belle opération de guerre. Il était réservé à M. le colonel Yung, qui a tous les courages, d’entreprendre cette tâche ardue. Y a-t-il réussi ? L’histoire dira-t-elle avec lui désormais que Dubois-Crancé, « par son appréciation nette des faits, par sa décision, par la rapidité de ses mesures, sauva le midi de la France, en 1793, d’un désastre incalculable ? » J’ai cherché dans les pages qui précèdent à prouver le contraire, et c’est sur des chiffres et des faits, sur les témoignages et sur les documens les plus authentiques,