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« six liards[1], » qu’ils fondirent en route, avant d’être seulement à Montbrison, et qu’il fallut, pour en retenir quelques-uns, donner une indemnité de 3 livres à leurs femmes et de 20 sous à chacun de leurs enfans[2]. Tels étaient ces héros à 5 francs pièce l’un dans l’autre, et l’on comprend de reste la défiance de Dubois-Crancé à leur égard. Mais ce qui ne s’explique pas, c’est qu’avec les forces imposantes qu’il avait d’ailleurs sous la main, il se soit refusé, même en octobre, à frapper un coup décisif. Les Lyonnais, après tout, n’étaient que des gardes nationales, et leur nombre, à ce moment, ne devait plus être, tant s’en faut, de 20,000 ; beaucoup déjà manquaient à l’appel, et pour réduire le reste, sans attendre la famine, il eût suffi depuis longtemps d’une poussée vigoureuse. C’était l’avis de Couthon et de ses deux collègues, Châteauneuf-Randon et Maignet, que le comité, fatigué des lenteurs de Dubois-Crancé, lui avait adjoints. C’était aussi celui de Carnot, qui bouillait d’impatience en songeant à ces 35,000 hommes si malheureusement distraits de nos armées. « Le siège de Lyon serait-il donc interminable ? écrivait-il encore à Dubois-Crancé le 2 octobre. Enlevez cette ville rebelle à la pointe de la baïonnette et la torche à la main, si le bombardement entraîne trop de longueurs. » Cependant, Dubois-Crancé tenait toujours bon. A toutes les adjurations de ses collègues, à toutes les lettres du comité de salut public, il opposait un système d’inertie qui eût pu se soutenir, à la rigueur, en d’autres temps, mais qui, dans les circonstances où l’on se trouvait alors, touchait vraiment à la démence. Effectivement, considérez ceci : jamais, à aucune époque de son histoire, tant de périls à la fois n’ont assailli la France qu’en ces deux terribles mois d’août et de septembre. 1793. Au nord, à l’est, aux Pyrénées, en Vendée, sur toute la ligne enfin, sauf sur les Alpes, nos armées sont en pleine retraite. A Valenciennes, à Wissembourg, à Toulon, à Bellegarde, le drapeau national est abattu ; Mayence, notre dernier poste avancé sur le Rhin, a capitulé ; partout la défaite et partout l’invasion. C’en est fait si, par un suprême effort, d’un bond, d’un élan irrésistible, ramassant toutes ses forces et poussant droit à l’ennemi, chaque général, chaque armée ne parvient pas à rompre ce cercle de fer et de feu.

Chacun l’a compris et chacun à l’envi de se hâter : Jourdan, sur la Sambre ; Hoche, à Landau ; Kléber, en Vendée. Victorieux, c’est le salut ; vaincus, on recommencera. Seul, dans cette furie générale et si française, celle-là, — car ce n’est plus de conquête au-delà des

  1. Expression de Dubois-Crancé.
  2. Dubois-Crancé et Gauthier (Lettre à Maigret, 17 septembre).